Difficile de ne pas avoir été traumatisé, enfant, par Alice au pays des merveilles, la version de 1951. Psychédélique et anxiogène, ce Disney n’est pas comme les autres. On a revu le dessin animé pour les besoins de cet article, et on déconseille de le regarder les jours de grippe, à moins de vouloir aller plus loin dans le délire dû à la fièvre. Bien que très étrange, l’histoire de Lewis Carroll continue de bénéficier d’une stupéfiante postérité. En 2010, Tim Burton en avait réalisé une nouvelle adaptation, avec notamment Johnny Depp dans le rôle du Chapelier. Malgré son côté kitsch carrément indigeste, le film avait fait un carton sur les cinq continents (4,5 millions d’entrées en France, plus de 1 milliard de dollars de recettes à travers le monde). A l’heure où nous tapons ces lignes, Alice au pays des merveilles existe dans 174 langues et dialectes différents. C’est dire son universalité, laquelle n’allait pourtant pas de soi quand on revisite l’histoire de ce livre inclassable…

Comme le rappelle Philippe Jaworski dans la préface de sa nouvelle édition Pléiade de Lewis Carroll, tout commence en 1862. Charles Lutwidge Dodgson (le vrai nom de Lewis Carroll), alors âgé de 30 ans, est photographe amateur et professeur de mathématiques à Christ Church College, à Oxford. Un jour de juillet, il fait un tour de barque avec Lorina, Alice et Edith, les trois filles de Henry George Liddell, le doyen de l’université où il enseigne. Le soir même, la petite Alice, qui pose souvent pour Carroll, lui demande de mettre par écrit le conte farfelu qu’il leur a raconté au cours de leur excursion. Dès février 1863, Carroll achève Aventures d’Alice sous terre, la première mouture de son livre, qui devient en 1865 Aventures d’Alice au pays des merveilles. Notre homme écrira plus tard De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva et La Chasse au Snark, qui figurent aussi dans cette édition bilingue qui vaut autant par ses traductions revues que par sa riche iconographie.

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Il n’est pas inutile de préciser que le mythe d’Alice n’est pas né avec Walt Disney. Les meilleurs esprits y ont trouvé bien avant du grain à moudre. En 1923, le grand Nabokov (qui n’a pas encore publié de romans), traduit en russe Alice au pays des merveilles. Il déracine le conte de son décorum victorien – dans sa version, Alice s’appelle Anya et récite de travers des poèmes de Pouchkine et de Lermontov ! A la même époque, Aragon s’enthousiasme ainsi auprès de Nancy Cunard : « Carroll aurait compris le surréalisme, ses écrits en étaient la preuve absolue ! Le pays des merveilles, l’autre côté du miroir appartenaient aussi au surréel. » En 1929, Aragon traduit La Chasse au Snark. Puis, deux ans plus tard, il signe dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution un long article intitulé « Lewis Carroll en 1931 », dans lequel il s’étonne qu’un homme comme Carroll ait pu surgir du « pire temps de l’ennui et du puritanisme anglais », et écrit avec le ton sentencieux de sa jeunesse : « Il va sans dire que c’est en France, la terre classique de l’ignorance suffisante, qu’Alice a été le moins lue. » Les surréalistes ne renieront jamais ce goût durable : en 1940, Breton rendra à son tour hommage à Lewis Carroll dans son Anthologie de l’humour noir.

On recommande aux curieux de lire (ou de relire) Alice au pays des merveilles. En 2025, ce texte fou n’a rien perdu de son caractère hallucinatoire. Comment une telle anomalie a-t-elle pu être classée dans la littérature enfantine ? Certaines scènes et l’esprit caustique de Carroll prolongent Les Voyages de Gulliver de Swift (ce chef-d’œuvre immortel du début du XVIIIe siècle) plus qu’ils ne préparent le terrain au personnage de Peter Pan, que James Matthew Barrie inventera en 1902. Par son travail sur la langue et ses jeux de mots inventifs, Carroll a un demi-siècle d’avance sur Joyce. Quant à la fin du roman, avec la burlesque Reine de cœur, elle préfigure Ubu roi d’Alfred Jarry (qui date de 1895).

Reste une zone d’ombre. Pourquoi Carroll s’était-il brouillé avec la famille Liddell ? Pourquoi lui et ses exécuteurs testamentaires ont-ils détruit les deux tiers des 3 000 photos (souvent d’enfants) qu’il avait prises ? Avait-il des choses troubles à cacher ? Alors que nous lui soumettions cette interrogation légitime, Philippe Jaworski nous a sèchement répondu : « Lewis Carroll aimait la compagnie des petites filles. Est-ce un crime ? Depuis quand ? » Carroll gardera toujours une part de mystère, qui reste à élucider…

Alice par Lewis Carroll. La Pléiade/Gallimard, 1024 p., 64 €.

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