Vichy, était-ce la France ? Trois historiens de renom se proposent de répondre à la question, du moins d’apporter des éléments de réponse.
Bénédicte Vergez-Chaignon a travaillé de 1989 à 1999 avec Daniel Cordier sur les mémoires de Jean Moulin, auquel elle a consacré une biographie. Elle a réalisé l’édition critique du Dossier Rebatet (Collection Bouquins) et le Journal de guerre de Paul Morand. Sa biographie de Pétain lui vaut le grand prix de la biographie politique et le prix de la biographie du Point. Elle a participé à la rédaction de l’ouvrage qui vient de paraître sous la direction de Laurent Joly, Vichy. Histoire d’une dictature, Tallandier, 2025,
Directeur de recherche au CNRS, Laurent Joly est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont La Rafle de Vel d’Hiv, Paris, juillet 1942 (Grasset 2022) et plus récemment Le Savoir des victimes. Comment on a écrit l’histoire de Vichy et du génocide des juifs de 1945 à nos jours (Grasset, 2025).
Professeur à Queen Mary, University of London, Julian Jackson est l’auteur d’une synthèse de référence sur la France sous l’Occupation, La France sous l’Occupation, 1940-1944(Flammarion, 2004) d’une excellente biographie du général de Gaulle, De Gaulle : une certaine idée de la France (Seuil, 2019), et plus récemment, d’une étude sur le procès Pétain, Le procès Pétain : Vichy face à ses juges (Seuil 2024).
La question s’est posée dans ces termes à l’occasion du débat sur la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la persécution et la déportation des Juifs de France
De De Gaulle à Mitterrand, les présidents de la République se sont toujours refusé à reconnaitre la responsabilité de la France dans la persécution et la déportation des Juifs de France, au prétexte que Vichy, ce n’était pas la France. « Ils me demandent que l’État français (reconnaisse sa responsabilité), mais l’État français, si j’ose dire, ça n’existe pas Il y a la République. Et l’un des premiers gestes de la Ire République a été de reconnaître que les Juifs français étaient Français (…) Et la République, à travers toute son histoire, la Ire République, la Seconde, la Troisième, la Quatrième et la Cinquième, ont constamment adopté une attitude totalement ouverte pour considérer que les droits des citoyens devaient être appliqués (…) aux Juifs français. Ne lui demandez pas de compte à cette République. Elle a fait ce qu’elle devait (…) La République a toujours été celle qui a tendu la main pour éviter les ségrégations et en particulier les ségrégations raciales. Ne demandons pas de comptes à la République. »
Ainsi s’exprimait François Mitterrand lors de l’entretien du 14 juillet 1992 dans les jardins de l’Élysée. La France s’identifie à la République, et la République n’est pas responsable de la persécution des Juifs. A cet argument s’en ajoute un second, Vichy est illégitime : « Mais, en 1940, il y a eu un État français, c’était le régime de Vichy. Ce n’était pas la République. À cet État français, on doit demander des comptes, je l’admets naturellement. Je partage totalement le sentiment de ceux qui s’adressent à moi. Mais précisément, la Résistance, le gouvernement de Gaulle, ensuite la IVe République, ont été fondés sur le refus de cet État français. » La France n’était pas à Vichy, selon François Mitterrand : la République, qui est la France, est passée en 1940 à Londres, puis en 1943 à Alger, incarnée par le général de Gaulle qui a pour cette raison refusé de proclamer la République au balcon de l’Hôtel de ville à Paris le 25 août 1944.
Par son discours de 1995, Jacques Chirac rompt avec cette tradition. Il reconnaît la responsabilité de l’État et affirme que la France est multiple et qu’elle était donc aussi à Vichy. Jacques Chirac reconnaît très clairement la responsabilité de la France dans la persécution des Juifs : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français (…) », Il parle des policiers français, des gendarmes français, des camps français, des trains français, de l’administration française. Évoquant avec précision le déroulement de la rafle du Vel’ d’Hiv il dit : « La France, patrie des lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux ».
Le principe de la continuité de l’État dans un pays de surcroît aussi centralisé que la France implique que l’État assume la responsabilité de ses actions. Le président de la République reconnaît la responsabilité de l’État, des gouvernants, des élites, des fonctionnaires qui ont commis des crimes ou les ont laissé commettre. La France est donc coupable et le reconnaît. Mais de quelle France s’agit-il ? D’une part il évoque celle qui accomplit l’irréparable, n’hésitant pas à évoquer les « 4500 policiers et gendarmes français, sous l’autorité de leurs chefs », « les familles déchirées, les mères séparées de leurs enfants, les vieillards (…) jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la préfecture de police », d’autre part il évoque « la France, patrie des lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile (…) La France droite, généreuse, fidèle à cette tradition, à son génie ». C’est bien le même pays qui a, d’une part accouché du régime de Vichy, produit les acteurs de la collaboration de la répression, et d’autre part produit ceux qui sauvèrent des Juifs et les acteurs de la résistance.
Vichy, une dictature
Le discours de Chirac, rédigé par Christine Albanel, s’appuyait sur les acquis de l’historiographie ; l’historienne et les deux historiens réunis dans cette table ronde s’entendent sur le fait que la France était aussi à Vichy.
Il y a bien eu un coup d’état les 10 et 11 juillet 1940 à Vichy, du moins un coup de force. Pétain a reçu les pleins pouvoirs constitutionnels, aidé en cela par les manœuvres politiciennes de Pierre Laval. Mais il ne proposera jamais de nouvelle constitution. La situation transitoire va durer. Par les actes constitutionnels rédigés les jours suivants, il établit une dictature, s’octroyant les pouvoirs exécutif et législatif, le contrôle du pouvoir judiciaire, et le droit de nommer son successeur. La République n’est plus. La dictature nouvelle sera raciste et pratiquera la collaboration avec le Reich vainqueur. Le nouveau pouvoir est reconnu internationalement.
Julian Jackson montre qu’il n’est pas facile de dater la naissance exacte de Vichy : le 16 juin 1940, avec l’appel de Pétain à cesser le combat ? Le 22 juin avec la signature de l’armistice ? Le 9 et le 10 juillet, avec le vote des pleins pouvoirs ? Le 11 juillet, quand Pétain et Laval, trahissant leur mission prennent les actes constitutionnels ? En novembre 1942, comme le pensait Raymond Aron alors à Londres, quand Vichy perd les derniers attributs de sa souveraineté, le territoire et la flotte ?
Dictature, mais dictature pluraliste. C’est Julian Jackson qui défend cette idée avec conviction, et accord de ses collègues. Jean-Pierre Azéma l’avait montré il y a déjà longtemps. Il n’y a pas UN Vichy, sauf sans doute en 1944, quand Vichy devient avec la Milice au pouvoir, un Etat policier.
Philippe Pétain
Bénédicte-Vergez Chaignon rappelle les origines populaires de Pétain, émanation de la France profonde, il est né dans un village, enraciné dans l’Artois, ses parents sont des cultivateurs, il est catholique. Il a mené une carrière militaire. Alors comment être « plus Français que lui », comme le dit la propagande, qui le part de toutes les qualités « françaises » : raison, réflexion, sagesse ? Elle souligne encore la confiance que lui apportent les Français depuis Verdun et la crise de 1917. C’est une figure appréciée et respectée. Elle affirme qu’il « rêve d’un gouvernement qui fonctionne comme un état-major » ! Il est réactionnaire, glorifie la famille sans en avoir (sa mère est morte en couches), célèbre la vertu des mères qui doivent élever des garçons qui seront soldats et des filles qui seront des mères, alors qu’il a pour sa part de nombreuses maitresses, qui sont souvent des femmes mariées… Il est très vaniteux et narcissique. Il se pense indispensable, Laval aussi d’ailleurs. Il est bien sûr antisémite, mais « pas du type exterminateur ».
Les Français ne sont plus attachés à la IIIème République, l’instabilité ministérielle et les crises ont rendu souhaitable à tous une réforme des institutions ; on le pense même au sein de la Résistance intérieure et de la France libre. La confiance vacille en octobre 1940, quand Pétain s’engage dans la voie de la collaboration
Vichy, une idéologie
Il n’y a pas d’idéologie française affirme Julia Jackson. L’idéologie de la Révolution nationale, que résume la devise Travail, Famille, Patrie, est issue de Charles Maurras, de l’extrême droite française. L’influence de Maurras à Vichy est énorme. Elle était celle du Parti social français du colonel de La Rocque, issu de la ligue des Croix-de-Feu, et très puissant à la fin des années 1930. Antiparlementarisme, obsession de l’autorité, antimaçonnisme, antimarxisme, antiparlementarisme, obsession de la pureté raciale et antisémitisme.
Le statut des Juifs d’octobre 1940 est d’origine purement française. Les mesures sont appliquées, il n’y a pas de blocage dans l’administration. On constate le peu de solidarité de leurs collègues à l’égard de tous ceux qui sont révoqués (c’est particulièrement net chez les enseignants, souligne Laurent Joly). Jusqu’en 1943, Vichy est obéi.
Julian Jackson tient à établir des nuances et à montrer la complexité de Vichy. Jusqu’aux rafles de Juifs, l’Eglise catholique soutient unanimement et fermement le régime. Des hommes qui sont bien loin de l’extrême droite ont eux aussi, à un moment, soutenu le régime : Hubert Beuve-Méry, François Perroux, Emmanuel Mounier. Ils ont cru à Vichy, puis ils ont rompu.
Vichy, c’était l’union des droites : royaliste, bonapartiste, libérale, opportuniste, néo-socialiste, technocratique ? Beaucoup ne viennent pas de l’extrême droite… mais appliquent son programme.
Vichy c’était la France. Mais Vichy n’était pas toute la France. Et Jacques Chirac le soulignait dans son discours du 18 janvier 2007, à l’occasion, de l’entrée des Justes au Panthéon : « Il y a les ténèbres. Mais il y a aussi la lumière (…) dans le pire effondrement de notre histoire, alors même que la Wehrmacht semble invincible, des Françaises et des Français en très grand nombre vont montrer que les valeurs de l’humanisme sont enracinées dans leurs âmes. Partout, ils accueillent, cachent, sauvent au péril de leur vie des enfants, des femmes, des hommes, persécutés par ce qu’ils sont juifs. Dans ce cauchemar éveillé que les Juifs vivent depuis 1940, la France, leur France, à laquelle ils ont cru si intensément, n’a pas tout à fait disparu. Dans les profondeurs du pays, une lueur d’espoir se fait jour. Elle est fragile, vacillante. Mais elle existe. »
Dans les profondeurs du pays, là aussi était la France.