En janvier, vous nous aviez dit que les Ukrainiens « étaient en train de perdre la guerre ». Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

Ils ne l’ont pas gagnée, mais pas perdue non plus. Quelque chose est occupé à se passer avec Donald Trump, dont on voit les manœuvres dans différents dossiers, en particulier à Gaza, mais aussi en Ukraine. On ne peut pas dénier au président américain une forme de succès dans son approche. Il a même réussi à tordre le bras à son allié Netanyahou, qu’il avait défendu bec et ongles. C’est sûr qu’avec Vladimir Poutine, ça s’annonce plus compliqué…

En trois ans de temps, avez-vous constaté des changements importants dans l’état d’esprit des troupes ?

J’ai suivi cette guerre dès ses premiers jours puisque j’étais sur place avant qu’elle ne débute. J’ai donc pu observer la mobilisation extraordinaire de la population qui a suivi Zelensky comme un seul homme. A ce moment-là, le président a décidé de ne pas partir et il a prononcé cette fameuse phrase : « Je n’ai pas besoin d’un taxi, j’ai besoin de votre aide ». Trois ans plus tard, la situation a beaucoup changé. Diamétralement même ! Des milliers de jeunes ne veulent pas de la conscription, ne veulent pas aller au front. Il subsiste quand même encore des soldats qui se battent et qui y croient. Mais les convictions varient très fort d’un bataillon à l’autre. A Kherson, par exemple, qui se situe dans le sud, la situation est extrêmement dure. Vous pouvez y rencontrer des gens épuisés qui vous disent qu’il faut céder des territoires. Dans le nord, vous allez trouver des gens ultra motivés qui ne veulent rien donner. Rien n’est homogène. Certains affirment qu’il faut négocier, d’autres qu’il en est hors de question car on ne peut pas avoir perdu tous ces hommes pour rien.

Un soldat ukrainien se confie à La Libre : « J’ai vécu un moment particulièrement étrange avec des Russes quand j’étais au front »

Chaque automne depuis le début de la guerre, la Russie cible les infrastructures électriques et de chauffage dans le but d’affaiblir la volonté des Ukrainiens de continuer à se battre. La population est-elle inquiète pour les prochains mois ?

Oui, c’est le grand classique. La population s’est incroyablement mobilisée pour faire face à ces attaques. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les Ukrainiens ne s’éclairent pas à la bougie. Ils ont des générateurs, des groupes électrogènes. Ça fait belle lurette qu’ils se sont organisés. Il fait froid dans les appartements, mais c’est l’art de la débrouille. Vous entendez dans toutes les rues, de Kharkiv comme de Kiev, les bruits des générateurs. Ces destructions ont un impact énorme, mais ce n’est pas ça qui va arrêter les Ukrainiens.

Il se dit que la cote de popularité de Zelensky faiblit. Le ressentez-vous lors de vos rencontres sur le terrain ?

Il fait face à l’usure du pouvoir, qui concerne tous les hommes politiques, y compris les chefs de guerre. Bien sûr qu’il est impopulaire dans une partie de la société, mais il reste encore l’homme idoine. Quand ils le pourront, les Ukrainiens organiseront des élections, et on verra ce que fera Zelensky. Pour l’instant, il a quand même été assez remarquable, on ne peut pas dire le contraire. Il est resté cet acteur saltimbanque mais qui s’est transformé de manière incroyable pour devenir véritablement un chef de guerre avec une colonne vertébrale et des convictions. Cela ne signifie pas pour autant que, s’il y avait des élections, il serait réélu.

Ukraine's President Volodymyr Zelenskyy listens as High Representative of the European Union for Foreign Affairs and Security Policy Kaja Kallas speaks during a news conference, Monday, Oct. 13, 2025, in Kyiv, Ukraine. (AP Photo/Julia Demaree Nikhinson)Le président ukrainien Volodymyr Zelensky voit sa cote de popularité baisser. ©Copyright 2025 The Associated Press. All rights reserved.

Trois ans et demi après le début de ce conflit, parvenez-vous encore à trouver des sujets originaux à couvrir ?

A France TV, on a en permanence une équipe en Ukraine. Mais il est vrai que la question de la couverture et du choix des sujets nous anime très fort. C’est difficile de trouver sans cesse de nouveaux angles. Mais il n’empêche, il ne faut pas lâcher. Je vais retourner, ce sera ma prochaine mission. Je n’ai pas peur du danger, mais peur de ne pas trouver la bonne histoire. C’est vraiment une grande préoccupation pour nous. Parce qu’il faut que les sujets passent à l’antenne et qu’ils aient un impact. Vu la durée du conflit, c’est de plus en plus difficile…

L’un des plus gros défis pour vous est de trouver la lumière dans ces ténèbres, de raconter également de belles histoires. En Ukraine, où avez-vous déniché cette lumière ?

Récemment, je n’ai pas vu tant de lumière que ça. Mais il y a beaucoup de prisonniers ukrainiens qui rentrent. Même si leur état est compliqué, ces images donnent des raisons d’espérer.

Quand vous avez appris le décès du journaliste français Antoni Lallican tout récemment sur le front ukrainien, qu’avez-vous ressenti ?

A chaque fois, je me dis que que cela nous oblige, nous qui avons la chance d’être vivants. C’est très dur pour les civils ukrainiens, mais aussi pour les journalistes. La question des drones est devenue une véritable obsession. Dans les images qui nous parviennent de Gaza, on entend leur bourdonnement incessant au-dessus des civils. Sur le front ukrainien, c’est exactement la même chose. Et il faut le rappeler : les drones tuent. Lorsqu’ils vous prennent pour cible, ils vous poursuivent sans relâche. Aujourd’hui, certains sont équipés de fibres optiques, ce qui les rend insensibles au brouillage. Dans ces conditions, il n’y a plus d’échappatoire : s’ils vous ont repéré, la mort est inévitable. Vous ne pouvez pas fuir. La mort de ce journaliste m’attriste mais c’est ainsi. Les pompiers vont au feu et, parfois, ils y laissent leur vie. Les journalistes qui couvrent les guerres connaissent le même risque. Chaque décès nous le rappelle avec brutalité.

Le front ukrainien est-il encore plus dangereux qu’auparavant ?

Oui ! Tout a changé par rapport au début de la guerre. A présent, il n’y a plus d’endroit où on est en sécurité sur la ligne de front. Ces drones nous obsèdent. Il faut rouler à l’heure grise, c’est-à-dire à la levée du jour ou à la tombée de la nuit, pour être un peu moins visibles. Mais les soldats ukrainiens sont terrorisés par les drones. Il n’y a pas d’autre mot.

Pourtant, vous dites « ne pas avoir peur en Ukraine »…

J’ai des moments de grande pression, de tension. On n’est pas en train d’écouter de la musique dans les voitures, en roulant près de la ligne de front. On a les yeux rivés sur les outils qui permettent de savoir s’il y a des drones. Et il y en a qui survolent nos véhicules. On est stressé, tendu, concentré. Mais je me refuse de dire que j’ai peur. On peut avoir ce sentiment a posteriori, mais on ne peut pas avoir peur quand on est dans l’action. Parce que la peur, ça hypnotise, ça ne permet pas d’avoir les bons gestes et les bons comportements.

Maryse Burgot : « Quand mon fils m’a appelée pour me demander de l’aide pour la cuisson du riz, je venais d’échapper à la mort. Il ne l’a pas su »« Je n’étais pas très sereine à Haïti au moment de rencontrer ce chef de gang »

Vous revenez d’un reportage à Haïti, qui vous a particulièrement marquée. Là, vous avez confié avoir eu peur. En quoi était-ce différent de vos missions en Ukraine ?

Haïti, c’est une expérience tout à fait différente de l’Ukraine. Sur le territoire ukrainien, on est confronté à une guerre conventionnelle avec deux armées qui s’affrontent. Il y a quand même des règles, même si elles ne sont pas toujours respectées. À Haïti, ce n’est pas une guerre conventionnelle, c’est une guerre de gangs. Ce sont des criminels, pas des soldats qui obéissent à des lois. Il n’y a pas de loi. Je n’ai jamais été à l’aise avec les gangs. C’est le moins que je puisse dire…

Et pourtant, vous êtes allée à la rencontre de ces gangs. Vous avez même rencontré un de chefs…

J’ai détesté ça. Mais il faut bien le faire. Parce qu’on ne peut pas parler d’Haïti sans parler des gangs. Donc, soit vous n’y allez pas du tout, soit vous y allez et vous prenez vos responsabilités.

Armed gang members on a motorbike patrol the streets in the Mariani neighborhood of Port-au-Prince, Haiti, on October 6, 2025. Mariani is near the Route Nationale 2, parts of which have been taken over by gangs. More than 16,000 people have been killed in armed violence in Haiti since the start of 2022, the United Nations said on October 2, warning that "the worst may be yet to come". The poorest country in the Americas, Haiti has long suffered at the hands of violent criminal gangs that commit murders, rapes, looting, and kidnappings against a backdrop of chronic political instability. (Photo by Clarens SIFFROY / AFP)Des membres d’un gang haïtien. ©AFP or licensors

Dans quel état d’esprit êtes-vous avant de rencontrer ces dangereux criminels ?

J’étais quand même très peu à l’aise. J’ai vu la grande différence avec mon caméraman, qui n’a pas été kidnappé comme je l’ai été. Il n’avait donc pas cette crainte, cette sensibilité, sachant que le kidnapping est le sport favori des gangs haïtiens. En tant que blancs, on est des proies intéressantes, qui valent beaucoup d’argent. Je n’étais pas très sereine.

Est-ce que sur un sujet comme Haïti, c’est plus difficile d’avoir un impact vu qu’on en parle beaucoup ?

Non, je ne crois pas. Notre journal est regardé par 4 millions de personnes tous les soirs. C’est autant de gens qui vont être confrontés à nos reportages qui montrent à quel point la situation est terrible. D’ailleurs, l’ONU, qui a été assez inefficace jusqu’à présent, parle de mettre en place une sorte de force internationale anti-gang. Ça bouge, et peut-être que ça bougera un peu plus avec nos reportages.

À Haïti, au coeur de l’enfer

Vous avez tout de même réussi à trouver un peu de lumière dans les malheurs d’Haïti en la personne de Gerry, un jeune homme de 19 ans que vous aviez rencontré alors qu’il n’était qu’enfant et qu’il venait de frôler la mort…

Ce garçon, c’est un rescapé, un miraculé de la vie. Il a un sourire solaire et communicatif. Mais tout a très mal commencé pour lui. Il a été abandonné par ses parents dans un orphelinat à 3 ans. Puis, laissé pour mort sur un trottoir après le tremblement de terre. Et puis, sauvé et adopté par des parents adoptifs français ultra aimants et bienveillants. Aujourd’hui, c’est un garçon de 19 ans, très bien dans ses baskets. Il est venu plusieurs jours avec moi à Haïti. C’était la première fois qu’il retournait dans son pays natal.