Depuis 2022, des dizaines de milliers d’enfants ukrainiens ont ainsi été arrachés à leurs foyers et transférés en Russie, ou dans des camps en Crimée. En mars 2023, le gouvernement ukrainien avait recensé 19 546 cas et, en juin 2025, le Conflict Observatory, rattaché à l’Université de Yale, estimait leur nombre à près de 35 000.

Selon de nombreux experts, ce chiffre s’inscrit dans une stratégie de russification systématique des enfants des territoires occupés. La Cour pénale internationale a d’ailleurs qualifié ces enlèvements de crimes de guerre et émis, le 17 mars 2023, des mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, commissaire russe aux droits de l’enfant.

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Originaire de Nova Kakhovka, Valeria vivait chez ses grands-parents. À l’automne 2022, les autorités d’occupation les ont convoqués. « On leur a dit qu’avec d’autres enfants, je devais rejoindre ce camp pour deux semaines, soi-disant pour ma sécurité. J’y suis restée deux mois. Les parents de la ville signaient des autorisations sous la pression de l’administration des occupants. »

Valeria décrit ce camp comme un ancien pensionnat délabré : chambres communes, toilettes collectives, gardes armés. Chaque matin, les enfants devaient chanter l’hymne russe devant le drapeau blanc, bleu, rouge. Les journées étaient rythmées par des activités et des cours de propagande. « Cela finissait toujours par des discours glorifiant la Russie et l’annexion de la Crimée. On disait aux plus jeunes que leurs parents ne voulaient plus d’eux. Certains comprenaient que tout cela était de la propagande. D’autres y croyaient, mais toute opposition était jugée hostile, il valait mieux se taire », raconte-t-elle.

Des dessins d'enfants revenus des territoires occupés d'Ukraine sur les murs du centre Espoir et Guérison de l'ONG Save Ukraine, qui aide les familles, enfants et jeunes adultes à se reconstruire après des mois et années de vie sous occupation.Des dessins d’enfants revenus des territoires occupés d’Ukraine sur les murs du centre Espoir et Guérison de l’ONG Save Ukraine, qui aide les familles, enfants et jeunes adultes à se reconstruire après des mois et années de vie sous occupation. ©Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMA

Le réseau téléphonique étant quasi inexistant, il était presque impossible de joindre les familles, qui devaient venir sur place pour récupérer leur enfant. Après deux mois, la grand-mère de Valeria a finalement réussi à la faire sortir, avant qu’elles ne trouvent refuge chez des amis à Henitchesk, ville occupée dans la région de Kherson. « Je me suis inscrite à des cours en ligne et j’ai préparé mes papiers pour partir. À 17 ans, j’ai traversé seule la frontière entre Belgorod et Soumy, c’était l’été 2023. » À son arrivée, Valeria a été prise en charge par un centre de protection de l’enfance, et une bénévole de l’association Voices of Children devenue sa tutrice.

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Les premiers jours, on est heureux d’être libre, puis il faut réapprendre à vivre, à faire confiance, à ne plus avoir peur…

Elle suit désormais une thérapie. « Les premiers jours, on est heureux d’être libre, puis il faut réapprendre à vivre, à faire confiance, à ne plus avoir peur… » Aujourd’hui installée à Kiev, elle étudie pour devenir secouriste.

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Comme elle, des milliers d’enfants subissent une « rééducation » ou sont confiés à des familles russes dans le cadre d’un programme d’adoption assorti d’un changement d’identité.

Interrogatoire et torture

Face à cette urgence, des programmes de rapatriement, chapeautés par l’organisation Bring Kids Back UA, une initiative lancée en 2023 par la présidence ukrainienne, ont déjà permis à 1 694 enfants d’être ramenés en Ukraine. À leur retour, ils bénéficient d’un accompagnement médical, psychologique et social, notamment grâce à l’ONG Save Ukraine.

L’un d’eux, Sacha (prénom d’emprunt), 19 ans, est revenu des territoires occupés de Zaporijjia le 24 août 2025. Il n’a pas connu les camps de rééducation, mais a subi la torture alors qu’il n’avait que 16 ans. Dès l’arrivée des troupes russes dans sa ville, Sacha s’est insurgé contre leur présence et leurs actes. Il a alors réuni huit amis partageant les mêmes convictions pour mener de petites actions de résistance, comme décrocher les drapeaux russes des bâtiments administratifs ou coller des tracts.

Ukraine, Kiev:de Sacha, nom d'emprunt, pose dans les bureaux de l'organisation Bring Back Kids UA à Kiev. Dans les territoires occupés de Zaporijia, celui-ci a subi interrogatoires, coups, torture à l'électricité, pression psychologique et emprisonement par les forces russes pendant 2 mois alors qu'il n'avait que 16 ans,  le 4 octobre 2025.  Photographie de Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMASacha, dans les bureaux de l’organisation Bring Back Kids UA à Kiev, le 4 octobre 2025. ©Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMA

« Mais le 3 mai 2022, la police collaborant avec les Russes nous a arrêtés. » Après un premier interrogatoire, il se retrouve face au FSB, l’agence de sécurité russe. « Ils ont commencé à me frapper aux reins, aux côtes, parfois à la tête. Ensuite, ils m’ont forcé à les conduire jusqu’à notre lieu de réunion, une arme pointée sur la tempe », raconte Sacha. Ne trouvant rien, les agents l’ont ramené dans leur salle d’interrogatoire, l’ont allongé de force au sol et ont relié ses doigts à un câble électrique. « C’était très douloureux. Les décharges ont duré une dizaine de minutes, jusqu’à ce que je perde connaissance. Ensuite, ils m’ont jeté en cellule. »

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Pendant deux mois, il a subi de multiples violations du droit international humanitaire et de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il a été menacé de mort s’il refusait de signer des documents l’accusant de fabriquer des cocktails Molotov. Il partageait une cellule prévue pour deux personnes avec sept autres détenus. Prendre une douche était impossible, et sa survie dépendait de la nourriture apportée par sa famille. « Je pensais ne jamais sortir. Parfois, j’avais envie d’en finir », confie-t-il.

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Je pensais ne jamais sortir. Parfois, j’avais envie d’en finir.

Un événement imprévu le sauve : les agents du FSB en charge de son dossier meurent dans une explosion, emportant les preuves. Sacha est relâché. En conflit avec ses parents gagnés par la propagande, il décide alors de partir et, à sa majorité, contacte le bureau de l’Ombudsman ukrainien, Dmytro Lubinets. « On m’a aidé à obtenir un passeport blanc en Biélorussie et envoyé de l’argent pour rejoindre le territoire contrôlé par l’Ukraine. »

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Mais ce parcours reste périlleux : toute personne quittant les zones occupées doit subir un interrogatoire du FSB, puis contourner les lignes de front, souvent en bus, parfois à pied. À leur arrivée, les enfants non accompagnés, jeunes adultes ou familles peuvent être accueillis au centre Espoir et guérison de Save Ukraine, où ils reçoivent un hébergement temporaire, un soutien psychologique et une aide financière, comme Sacha, désormais installé à Kiev avec sa copine, en attendant de trouver un emploi.

Ukraine, Kiev:  Artium, 3 ans, joue dans  une salle de jeu du "Centre Espoir et Guérison" de l'ONG Save Ukraine. Celui-ci a vécu 3 ans sous occupation dans la ville d'Oleshki, dans la région de Kherson. Au mois d'août, une roquette s'est abbatue sur sa maison, tuant sa mère et blessant gravement son père qui a du être amputé d'une jambe. Save Ukraine les a alors aidé à évacuer cette zone occupée pour que son père puisse recevoir les soins appropriés et s'occuper de son fils, le 22 septembre 2025.  Photographie de Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMAArtium, 3 ans, joue dans une salle de jeu du centre Espoir et guérison de l’ONG Save Ukraine, le 22 septembre 2025. Il a vécu trois ans sous occupation dans la ville d’Oleshki, dans la région de Kherson. Au mois d’août, une roquette s’est abattue sur sa maison, tuant sa mère et blessant gravement son père qui a du être amputé d’une jambe. Save Ukraine les a alors aidés à évacuer cette zone occupée pour que son père puisse recevoir les soins appropriés et s’occuper de son fils. ©Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMA

« Les gens arrivent épuisés. Chacun rencontre un psychologue pour évaluer ses besoins. Nous fournissons aussi repas, soins et cours de rattrapage pour les enfants », explique Anya, qui travaille pour le centre. Situé dans la banlieue de Kiev, Espoir et guérison comprend une dizaine de maisonnettes et des dortoirs. Ouvert en 2023 grâce à des dons et des subsides, il accueille les réfugiés entre deux semaines et neuf mois, le temps de retrouver un foyer.

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Une fois stabilisés, les rescapés bénéficient aussi d’un accompagnement juridique pour constituer des dossiers destinés à la justice internationale. Ces enquêtes sont menées par plusieurs organisations, dont The Reckoning Project, une équipe de journalistes et de juristes qui recueille et transmet des preuves de crimes de guerre. Depuis trois ans, le projet a collecté près de 600 témoignages vérifiés, contribuant à des dossiers déposés auprès de la Cour pénale internationale et de plusieurs organes de l’Onu.

Parmi eux, celui de Maria, 21 ans, venue de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, sous contrôle de la DNR (République populaire de Donetsk) depuis 2014. « J’avais 9 ans et je ne réalisais pas encore ce qui se passait », raconte-t-elle, aujourd’hui à Kharkiv. La jeune femme, aux cheveux roses, a quitté seule la ville de Donetsk. « En octobre 2023, il restait un corridor d’évacuation de la Russie vers Soumy, maintenant fermé. »

Ukraine, Kharkiv: Maria, 21 ans, pose dans une rue de Kharkiv, dans le nord de l'Ukraine. Celle-ci a vécu 10 ans dans la ville de Donetsk sous occupation russe depuis 2014. Depuis ses 17 ans, la jeune femme affiche sa position pro-ukrainienne ce qui représentait un danger pour elle à Donetsk. Dès ses 18 ans, celle-ci a décidé de partir et rejoindre, après un long et stressant périple, les territoires controlés par l'armée ukrainienne, le 24 septembre 2025. Photographie de Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMAMaria, 21 ans, dans une rue de Kharkiv, le 24 septembre 2025. ©Virginie Nguyen Hoang / HL/HUMA

Malgré dix ans de propagande, elle n’a jamais renié son identité. « À l’école, on disait que Donetsk n’avait jamais appartenu à l’Ukraine. On ne nous enseignait plus la langue ukrainienne. En 2022, j’ai commencé à chercher la vérité en installant un VPN sur mon ordinateur. Peu à peu, je me suis détachée de ma famille et de mes amis, qui refusaient d’entendre parler de l’Ukraine. Je me sentais extrêmement seule. À l’école, le directeur voulait que je dessine les symboles « Z » et « V », emblèmes de l’armée russe, pour la remise des diplômes. J’ai refusé, et j’ai été menacée. » Aujourd’hui, malgré une réadaptation difficile, Maria enseigne dans une école primaire et espère poursuivre des études artistiques à Kiev.

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Déportations, enlèvements, tortures, intimidations et endoctrinement vécus par Valeria, Sacha et Maria constituent, selon l’association française « Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! », un programme systématique mis en œuvre par le gouvernement russe. Depuis sa création en 2022, cette ONG mène une campagne active contre la déportation et la russification des enfants ukrainiens. Elle recueille des preuves, publie des tribunes et dépose des plaintes auprès de la Cour pénale internationale, dénonçant un plan organisé au plus haut niveau, notamment par des responsables du parti Russie Unie.

Déportations, enlèvements, tortures, intimidations et endoctrinement vécus par Valeria, Sacha et Maria constituent, selon l’association française Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, un programme systématique mis en œuvre par le gouvernement russe.

« En ce qui concerne les déportations, nous avons constaté que toutes les opérations sont relatées sur les comptes Telegram de Maria Lvova-Belova et d’autres acteurs russes, qui s’en servent comme outils de propagande », explique Bertrand Lambolez, vice-président de l’ONG. Ces publications cherchent à légitimer les enlèvements en prétendant sauver les enfants des bombardements ukrainiens ou d’un prétendu trafic d’organes. Les informations sont ensuite recoupées avec d’autres sources et témoignages recueillis sur le terrain, notamment à Kherson.

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Après la libération de la ville, plusieurs témoins ont rapporté le rapt de 48 enfants et nourrissons de l’hôpital pédiatrique par les forces russes, un épisode documenté par une enquête de l’agence Reuters. « Ces enquêtes nous plongent dans un univers dystopique. Nous lisons les propos de criminels qui se vantent de leurs crimes en les présentant comme humanitaires. Il est vital que ces responsables soient jugés, sinon ces crimes continueront. »