À la faveur d’un réchauffement avec Washington, un émissaire de Vladimir Poutine a remis sur le tapis un projet de liaison entre l’Alaska et la Sibérie. Rapprocher les continents : une idée qui ne date pas d’hier, mais dont la portée symbolique reste forte.

« Imaginez relier les États-Unis et la Russie, les Amériques et l’Afro-Eurasie ». Jeudi 16 octobre, sur X, Kirill Dmitriev, président du Fonds d’investissement direct russe (RDIF) et figure clé du dialogue entre Moscou et Washington, a adopté le ton des entrepreneurs visionnaires pour relancer un vieux rêve : relier la Tchoukotka et l’Alaska, via le détroit de Béring. Comment ? Grâce à un « tunnel Poutine-Trump, lien de 112 km symbolisant l’unité ».

L’émissaire du président russe Vladimir Poutine chargé des questions économiques à l’international a tagué Elon Musk : en effet, selon lui, le projet pourrait être réalisé non pas pour les 65 milliards de dollars traditionnellement avancés, mais pour 8 milliards (6,9 milliards d’euros). Et ce grâce à la Boring Compagny, une société de forage de tunnels, créée par le patron de X et Tesla lui-même. Le post se conclut par un émoji poignée de mains entre les drapeaux américain et russe.

De quoi titiller le businessman Donald Trump et le magnat des utopies industrielles Elon Musk. Interrogé, le président a d’ailleurs jugé la proposition « intéressante ».

Un rêve vieux de plus d’un siècle

Mais le projet de connecter les deux continents ne datent pas d’hier. Kirill Dmitriev a d’ailleurs expliqué que l’idée lui était venue en consultant des archives soviétiques récemment déclassifiées sur l’assassinat de John F. Kennedy. Il reproduit un document présenté comme une lettre d’un Américain adressée au dirigeant soviétique de l’époque Nikita Krouchtchev, montrant une carte dessinée à la main matérialisant ledit ouvrage, sur laquelle est indiqué : « Le pont Kennedy-Khrouchtchev pour la paix mondiale pourrait et devrait être construit entre l’Alaska et la Russie ».

Mais on trouve déjà trace du projet en 1890, lorsque le gouverneur du Colorado, William Gilpin, imaginait un « Cosmopolitan Railway » (chemin de fer cosmopolite) qui relierait le monde entier. Dans la foulée, Joseph Strauss, qui fut par la suite ingénieur en chef du projet du fameux Golden Gate Bridge à San Francisco, a présenté la première proposition de pont ferroviaire sur le détroit de Béring, rejeté par le gouvernement tsariste. Au XXe siècle, l’intérêt ne s’est pas démenti au gré des réchauffements de la guerre froide.

Un des promoteurs les plus enthousiastes du projet est Viktor Razbegin, ingénieur russe et cofondateur, dans les années 1990, du projet d’Intercontinental Railway, censé relier l’Eurasie à l’Amérique du Nord. Selon le Komsomolskaïa Pravda, il aurait présenté son scénario de liaison lors de discussions russo-américaines : « 4 000 km de voie ferrée côté russe, 2 000 km côté américain et 100 km de tunnel, sorties comprises. Les îles Grande [Russie, NDLR] et Petite Diomède [États-Unis, NDLR] serviraient à la ventilation et à la maintenance. » Le quotidien affirmait alors que l’investissement pourrait être rentabilisé en quinze ans, pour une construction étalée sur sept à huit ans.

Mais derrière les envolées lyriques et les promesses de prouesses technologiques, il y a la réalité. « C’est un projet qui revient à intervalles plus ou moins réguliers. À chaque fois, ça a échoué pour les mêmes raisons », commente Frédéric Lasserre, géographe à l’université de Laval.

Mirage logistique

L’une des principales, c’est l’isolement extrême de la zone. Le détroit de Béring, ce passage de quelques dizaines de kilomètres, est l’un des endroits les plus isolés de la planète. Et si creuser un tunnel de 100 kilomètres sous la mer, soit quasiment le double du tunnel sous la Manche, est un défi technique, un autre problème se pose : « Le détroit de Béring est au milieu de nulle part du point de vue des infrastructures de transport », explique le géographe.

Côté russe, la ville la plus proche reliée par le rail est Yakoutsk, à plus de 2 500 kilomètres. Côté américain, une voie ferrée relie Fairbanks, à quelque 800 km à vol d’oiseau d’Anchorage, mais elle n’est pas connectée au réseau continental nord-américain. Au-delà du tunnel, il faudrait aussi construire ou prolonger des milliers de kilomètres de voies ferrées et de routes dans des régions quasi désertes et glaciales.

Si les promoteurs du projet en vantent la dimension visionnaire, Frédéric Lasserre doute, comme beaucoup d’autres, de sa viabilité économique. Longtemps évalué autour de 60 milliards de dollars pour le projet complet, selon les études menées dans les années 2000-2010, le coût de l’ouvrage seul pourrait, selon Kirill Dmitriev, être réduit à huit milliards de dollars, grâce à la société de forage d’Elon Musk. En admettant que ce chiffre soit plausible, il ne couvrirait que le tunnel lui-même. Les raccordements nécessaires, eux, feraient exploser la facture : des dizaines et des dizaines de milliards de dollars supplémentaires seraient nécessaires pour relier l’Alaska et la Sibérie à leurs réseaux ferroviaires respectifs.

À cela, il faut ajouter les contraintes exceptionnelles qui seraient liées à un tel chantier, en particulier les conditions extrêmes liées au froid. Le projet Intercontinental Railway lui-même reconnaissait dès 2008 que le site du détroit serait extrêmement difficile à desservir : aucun port en eaux profondes ni route permanente ne mène jusqu’aux côtes, et les glaces limitent l’accès maritime à quelques mois par an. Et si techniquement, la profondeur du détroit rendrait le creusement possible, la sismicité et la pression des glaces en ferait un chantier dantesque, sans comparaison avec le tunnel sous la Manche.

Mais surtout, selon Frédéric Lasserre, « il n’y a pas vraiment de besoins qui puissent être satisfaits par cette solution », qui pointe l’absence de rentabilité d’un tel projet. Les ressources – pétrole, minerai, etc. – extraites en Alaska ou en Sibérie sont orientées vers les ports les plus proches, afin d’être exportées par voie maritime sur les marchés mondiaux. « Même la rationalité économique d’un lien entre l’Extrême-Orient russe et l’Alaska, je ne la comprends pas très bien », insiste-t-il.

« Geste politique »

Pour lui, l’argument du gain de temps pour les flux de fret entre l’Asie et l’Amérique du Nord, ne tient pas non plus : « Certes, le passage par la voie ferrée serait plus rapide que par bateau, mais il coûterait beaucoup plus cher. Si on demande aux expéditeurs de payer trois fois plus pour gagner quelques jours, je ne suis pas sûr qu’ils décident de mettre leurs conteneurs sur une voie ferrée. »

Même si dans un autre post, Kirill Dmitriev assure qu’une étude de faisabilité a été lancée il y a six mois, le projet semble toujours relever du fantasme. Alors pourquoi continue-t-il de ressurgir ? Pour Frédéric Lasserre, cette résurgence s’explique moins par des motivations économiques que par une logique de communication. « Je pense qu’on a ressorti ce projet des tiroirs à des fins essentiellement de relations publiques. C’est un geste politique », analyse-t-il.

Dans le contexte actuel de tensions, ce « tunnel Poutine-Trump » tient du symbole : une main tendue qui vise à montrer qu’une coopération est possible, au-delà des conflits, un moyen pour Moscou de faire oublier son isolement diplomatique. Kirill Dmitriev use d’ailleurs de tous les symboles pour marquer – émoji poignée de mains, colombe de la paix. C’est aussi une opération de séduction à l’endroit de Donald Trump qui se rêve en bâtisseur.

Ce rêve de tunnel, relancé à chaque période de détente entre Washington et Moscou, dit moins de l’avenir du transport que des relations russo-américaines.