

Aux Antilles françaises, la question du chlordécone n’est pas un souvenir du passé, mais une réalité quotidienne. Ce pesticide organochloré, massivement employé dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993, a été interdit il y a plus de trente ans. Il reste toutefois présent dans les sols, les rivières et la chaîne alimentaire.
Selon Santé publique France, plus de 90 % de la population antillaise présente encore des traces mesurables de chlordécone dans le sang. Les experts de l’ANSES parlent d’un polluant persistant, dont la dégradation complète pourrait prendre plusieurs décennies. Voire davantage, selon la nature des sols et les conditions climatiques.
Pollution : un héritage toxique dans les sols… et dans les corps Une étude française établit un lien avec la baisse de fertilité
Le 16 octobre 2025, une étude menée par l’Inserm et le CHU de Rennes a confirmé un lien statistique entre l’exposition au chlordécone et un allongement du délai de conception chez les femmes.
Les chercheurs se sont appuyés sur la cohorte TIMOUN, qui suit des centaines de femmes enceintes guadeloupéennes depuis le milieu des années 2000. En analysant les taux sanguins de chlordécone et le temps nécessaire pour concevoir un enfant, ils ont observé que les femmes les plus exposées (plus de 0,4 µg/L) mettaient significativement plus de temps à tomber enceintes.
Plus précisément, leur probabilité de conception à chaque cycle était réduite d’environ 25 % par rapport à celle des femmes les moins exposées. Les auteurs soulignent que cette observation ne prouve pas une causalité directe, mais établit clairement une association robuste entre exposition au chlordécone et diminution de la fertilité féminine.
Fertilité : quand la pollution perturbe les hormones
Si le chlordécone affecte la fertilité, c’est en raison de sa nature de perturbateur endocrinien. Ce type de molécule interfère avec le système hormonal. Il mime, bloque ou dérègle les signaux naturels du corps. Chez la femme, il peut altérer la maturation des ovocytes, modifier la sécrétion d’œstrogènes et perturber l’équilibre du cycle menstruel.
Le chlordécone agit comme un faux messager hormonal, ce qui peut retarder l’ovulation ou réduire la qualité des ovules. Et le chlordécone n’est pas un cas isolé. D’autres polluants comme les phtalates, le bisphénol A, les pesticides organophosphorés, les PFAS (“polluants éternels”), sont également soupçonnés d’altérer la fertilité.
Une vaste méta-analyse publiée dans Human Reproduction Update en 2023 a même montré que la concentration moyenne de spermatozoïdes avait chuté de plus de 50 % en quarante ans dans le monde occidental. Chez les femmes, les troubles de l’ovulation, de la réserve ovarienne et de l’implantation embryonnaire augmentent parallèlement.
Le chlordécone sur les femmes : les effets visibles à long terme
Dans les Antilles, les effets du chlordécone dépassent la seule question de la conception. Plusieurs études Inserm ont déjà mis en évidence des risques accrus de prématurité, de retard de croissance intra-utérin et d’atteintes neurodéveloppementales chez les enfants exposés in utero. Le chlordécone traverse la barrière placentaire et peut être retrouvé dans le sang du cordon ombilical, exposant ainsi le fœtus dès la vie intra-utérine.
Ces résultats s’ajoutent à un constat plus global. La fertilité féminine est un marqueur sensible de la santé environnementale. Là où la pollution augmente, la probabilité de conception tend à diminuer. Une étude de l’Université de Harvard (2021) avait déjà montré une corrélation entre exposition chronique aux particules fines et augmentation des troubles de la fertilité.
Le chlordécone : un enjeu de santé publique et de justice environnementale
Face à ces données, la question dépasse la seule toxicologie. C’est aussi celle de la justice environnementale. Dans les Antilles, les habitants subissent encore aujourd’hui les conséquences d’un pesticide dont ils n’ont pas choisi l’usage.
Le Plan Chlordécone IV (2021-2027), piloté par l’État français et doté de 92 millions d’euros, vise à réduire l’exposition alimentaire, renforcer le suivi médical et soutenir la recherche scientifique. Des campagnes d’information rappellent les précautions alimentaires comme éviter la consommation de produits de pêche ou de gibier provenant de zones contaminées, privilégier les circuits contrôlés.
Mais pour beaucoup d’acteurs locaux, ces efforts restent insuffisants. Des associations réclament un suivi gynécologique renforcé pour les femmes en âge de procréer et un meilleur accès aux données environnementales.
Dans un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) publié en 2024, les experts appelaient à intégrer la santé reproductive dans toutes les politiques environnementales.
À SAVOIR
Plusieurs travaux récents confirment que les métaux lourds peuvent nuire à la fertilité. Une étude parue dans Environmental Health Perspectives en 2023 (Université George Washington) a montré qu’une exposition élevée au plomb et au cadmium était liée à une baisse de la réserve ovarienne chez les femmes.


Ma Santé