Yann Gaudin est d’un naturel confiant. Lorsqu’il commence son travail de conseiller indemnisation à France Travail en 2006, il n’oserait pas imaginer une seconde le moindre manquement de rigueur dans l’institution, « un service public, au profit des démunis ». Il faudra attendre huit ans pour semer un premier doute, en 2014, lorsqu’il remarque un dysfonctionnement sur les intermittents du spectacle, une population particulièrement précaire.

« Leurs droits terminés, les intermittents ne recevaient pas le formulaire automatique pour les Allocations de Solidarité Spécifique », se remémore-t-il. Une aide, d’environ 550 euros par mois à l’époque, normalement accessible à tous les demandeurs d’emploi éligibles après l’épuisement de leurs droits ARE (Allocation de retour à l’emploi, le nom donné aux indemnités chômage). A l’époque, il pense à une simple erreur. Mais son signalement au service interne n’amène aucun changement. Lorsqu’il contacte de lui-même 8.000 intermittents bretons pour les informer, sa direction lui assène un avertissement pour son excès de zèle. Son initiative jouera dans son licenciement pour faute grave et insubordination aux yeux de l’institution.

Ce n’est qu’en 2024, 10 ans après l’avertissement de Yann Gaudin et quatre ans après l’avoir licencié, que France Travail adaptera son site pour informer chaque usager de ce droit.

50 % des dossiers traités automatiquement

« France Travail est une usine à gaz et une machine à faire des économies sur le dos des chômeurs. Les conseillers indemnisations n’ont pas le droit de faire correctement leur boulot, et ne sont pas formés », relance Sandra*, conseillère indemnisation. Depuis la réforme de 2016-2017, un tiers des conseillers indemnisation ont été supprimés. Conséquence, les éléments restants sont débordés. Sandra compte 1.000 usagers dans son portefeuille, une quantité « ingérable » à moins de remettre le sort d’une majorité d’entre eux entre les mains des seuls algorithmes de France Travail, de plus en plus nombreux. Dans une note de juin 2023, la CGT chômeurs regrettait une augmentation des erreurs de calcul de l’indemnité chômage, citant en première raison des indemnités n’étant « pas calculées par un agent mais par un logiciel qui accepte une marge d’erreur importante dans certaines régions ».

50 % des cas sont traités automatiquement, déplore Sandra, sans pouvoir même vérifier que l’ordinateur dit juste. Car les algorithmes sont imparfaits. Par exemple, un usager qui quitte un CDI pour un autre mais est « coupé » après sa période d’essai se retrouve exclu des indemnités ARE, alors qu’il y a droit. Il en va de même pour de nombreux inscrits automatiquement à France Travail en tant que bénéficiaires du RSA, alors qu’ils sont éligibles au droit au chômage, plus rémunérateur, sans en être notifiés. « On nous dit que ce sera inclus dans les prochaines mises à jour… Mais en attendant, des gens sont lésés », peste Sandra.

Une exclusion automatique des plus hauts salaires

Autre « dysfonctionnement » majeur, les algorithmes ont tendance à supprimer automatiquement les plus hauts salaires des usagers, car jugés suspects. Une alerte est donnée pour un salaire 10 % supérieur à la médiane des revenus de l’année précédente et le salaire est automatiquement supprimé s’il est 20 % plus élevé, sans la moindre justification, suivant un peu trop à cheval les recommandations de l’Unédic**. Treizième mois, primes et autres heures supplémentaires sont donc supprimés des calculs de droit, sans que l’usager n’en soit notifié, faisant fatalement baisser ses indemnisations.

Techniquement, le conseiller indemnisation peut demander les fiches de salaire supprimées par le logiciel, afin de les réinscrire dans le droit. Mais « aujourd’hui, on n’a pas le temps de traiter individuellement chaque personne, on doit faire confiance aux calculs de l’ordinateur, même si certains sont erronés. Il n’y a juste pas le temps de faire autrement. France Travail veut des résultats rapides, plus que des résultats justes », concède Guillaume Bourdic, représentant syndical CGT France Travail. Sandra* et Yann Gaudin le confirment, l’écrasante majorité des usagers n’est pas prévenue, faisant économiser à l’assurance-chômage des milliards d’euros en cumulé, selon les estimations du lanceur d’alerte.

« J’ai déjà ouvert des droits à 1,4 euro par jour »

Ce « bug » est censé être corrigé depuis 2019, mais de nombreux témoignages recueillis par 20 Minutes en font encore état, même en 2025. Pénalisant pour tout le monde, ce dysfonctionnement est particulièrement dommageable pour les usagers ayant eu des arrêts maladie. Tout salaire « normal » apparaît alors comme suspect par rapport à la médiane et est enlevé. Ce qui amène à des incongruités : « J’ai déjà ouvert des droits à 1,4 euro par jour, car la personne avait été en arrêt maladie deux ans et le système avait exclu tous les vrais salaires. Le système n’avait validé qu’un seul bulletin de salaire, le divisant par 365 jours », témoigne Sandra.

Une mésaventure qui est également arrivée à Catherine C., après 16 ans de travail en mairie avec un salaire de 2.300 euros net : « je n’ai eu des indemnités que de 700 euros ». Bien trop peu pour ne pas éveiller ses soupçons. Le système informatique avait pris ses mois d’arrêt maladie comme référence, supprimant ses salaires de base, jugés trop « hauts » par rapport à sa médiane de revenu.

Un flou entretenu par France Travail

Ses premières réclamations trouvent lettre morte. Grâce à l’association Bonne Etoile, fondée par Yann Gaudin pour aider les usagers floués par France Travail, elle a pu les recontacter avec toutes les références juridiques. « Ils ont vu que j’étais parée et ont cédé. J’ai récupéré un montant d’ARE de 1.500 euros ». Soit une différence mensuelle de 800 euros, multiplié par deux ans de droit, 19.200 euros potentiels de manque à gagner. Et un doute subsiste : « Mais comment savoir si je n’avais pas le droit à plus, que cette fois c’est bien le montant exact ? ».

C’est l’autre manquement majeur de France Travail. Une absence totale de transparence et d’information. Le calcul aboutissant aux ARE tout comme la façon de l’obtenir ne sont ainsi jamais précisés. « Mon indemnisation mensuelle n’était jamais la même, elle variait chaque mois », regrette Sophie*. Après des réclamations, et l’engagement d’un avocat, elle a reçu plusieurs virements de France Travail, dont un de 5.500 euros à quelques jours d’un procès, sans que, là non plus, rien ne soit expliqué. « Après de multiples demandes, France Travail a prétendu qu’il s’agissait d’un complément de l’année 2024, sans aucune référence réglementaire. J’ai insisté et repris mes calculs de comparaison entre les deux dispositifs et constaté qu’il restait un écart en ma défaveur. » Un flou continu, revenant systématiquement dans la trentaine de témoignages récoltés par 20 Minutes, et qui est contraire à l’article L211-5 du Code des relations entre le public et l’administration, qui exige des réponses motivées et de la transparence.

« A une époque, je pouvais faire le calcul à la main »

Plus inquiétant encore, cette absence de transparence concerne les conseillers d’indemnisation eux-mêmes. « Comment on calcule le complément indemnisé de quelqu’un ? Aujourd’hui, je ne sais pas, alors que j’ai 15 ans de boîte », reconnaît Sandra. « J’ai connu une époque où je pouvais expliquer à la main le calcul et la somme reçue. Tout est aujourd’hui géré par un système informatique, qui m’a déjà donné trois montants différents. On ne peut plus calculer le complément, et quand j’ai demandé au référent métiers des explications ou le calcul, ils étaient eux aussi incapable de répondre. » Comment dès lors voir les failles du système, et réparer les nombreux dysfonctionnements des algorithmes ?

Si de nombreux dysfonctionnements révélés par Yann Gaudin ou d’autres lanceurs d’alerte internes ont été réparés avec le temps, ces corrections n’ont jamais donné lieu à des remboursements collectifs. A propos de la correction d’un de ses dysfonctionnements, l’institution évoquait noir sur blanc dans une note interne, que 20 Minutes a pu consulter, qu’il n’y aurait « pas de reprise de stock » pour les personnes lésées pendant des années par cette erreur – comprendre pas de compensations financières.

« Des erreurs sont possibles »

Contacté par 20 Minutes, France Travail rappelle que l’organisme « indemnise près de 2.800.000 chercheurs d’emploi chaque mois, toutes allocations confondues, avec un taux de satisfaction relatif à leur indemnisation de plus de 79 %. »*** L’organisme reconnaît que « les droits aux allocations chômage font l’objet d’un traitement automatique par le système d’information, pour ce qui concerne les cas simples. Les situations les plus complexes, nécessitant une analyse réglementaire poussée, font toujours l’objet d’une gestion par les conseillers. »

Au total, selon les chiffres de l’organisme, c’est en moyenne 675.000 dossiers d’indemnisation qui sont traités par les conseillers, dont 300.000 qui sont traités manuellement. France Travail rappelle également que le « traitement automatique de l’indemnisation des demandeurs d’emploi a été contrôlé maintes fois », que ce soit en interne et par l’Unédic.

Mentionnant également que les conseillers traitent près de 8 millions de dossiers d’indemnisation par an, France Travail concède que « des erreurs sont possibles, mais nous mettons tout en œuvre pour y remédier. » Sandra se permet un doute sur la dernière intention : « Les conseillers indemnisations n’ont pas le droit de faire correctement leur boulot, et ne sont pas formés à voir les erreurs ni à les corriger ». Combien de bugs ou d’erreurs passent sous les radars ? Une situation amenée à empirer encore, selon Alexis Bordes, secrétaire général de la CGT chômeurs : « L’intelligence artificielle prend de plus en plus de place dans le traitement des dossiers, et va faire des ravages à l’avenir ».

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