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Réalisation Le Lab Le Diplo
Par Olivier d’Auzon
Selon une révélation du Wall Street Journal, datée du 22 octobre 2025 (U.S. Lifts Key Restriction on Ukraine’s Use of Western Long-Range Missiles), Washington a levé une restriction clé sur l’usage par l’Ukraine des missiles occidentaux à longue portée. Une décision passée presque inaperçue dans le tumulte des fronts, mais qui marque un tournant majeur de la guerre. Désormais, Kiev pourra viser plus profondément à l’intérieur du territoire russe — avec, en toile de fond, le spectre d’une escalade que chacun redoute sans vouloir la nommer.
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Un feu vert discret, mais lourd de sens
L’information, publiée par le Wall Street Journal, éclaire un changement subtil mais stratégique : l’administration américaine a transféré à l’armée européenne des États-Unis (EUCOM) le pouvoir d’autoriser les frappes ukrainiennes avec des missiles de fabrication occidentale. Jusqu’ici, chaque utilisation de ces armes, notamment lorsque les frappes reposaient sur des données de ciblage américaines, devait être validée par le secrétaire à la Défense lui-même.
Désormais, cette autorisation pourra être donnée sur le terrain, par le général Alexus Grynkewich, commandant du théâtre européen de l’US Air Force et coordinateur au sein de l’OTAN. En d’autres termes, la chaîne de décision s’allège : le doigt sur la détente se rapproche du champ de bataille.
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De Bryansk à Moscou : la profondeur stratégique en question
Cette évolution intervient après qu’un missile britannique Storm Shadow, fourni à l’Ukraine, a atteint une usine de munitions dans la région de Bryansk, bien au-delà de la frontière. La frappe, selon plusieurs sources militaires citées par le Wall Street Journal, aurait utilisé des coordonnées validées par les services occidentaux.
Pour la première fois, le cœur industriel russe n’est plus hors d’atteinte. L’Ukraine, qui jusqu’ici concentrait ses frappes sur les zones occupées ou les régions frontalières, s’aventure désormais dans la profondeur stratégique de son agresseur.
Ce geste n’est pas seulement militaire : il est psychologique. Il vise à montrer que l’arrière russe n’est plus inviolable, que la guerre peut aussi frapper au cœur du territoire de Vladimir Poutine.
Un pari risqué pour Washington et ses alliés
Derrière la froide rationalité militaire se cache un pari politique risqué. En donnant plus de latitude à Kiev, Washington accepte implicitement que la guerre franchisse une nouvelle ligne rouge : celle du territoire souverain russe.
Certes, les juristes rappellent que le droit à la légitime défense permet à un État agressé de frapper les infrastructures militaires de son adversaire, y compris au-delà de ses frontières, dès lors que ces cibles participent à l’agression. Mais cette interprétation, encore contestée dans les milieux diplomatiques, n’est pas sans conséquence.
Elle place les États-Unis et leurs alliés européens dans une zone grise : celle d’une coparticipation de fait à l’usage de la force, en vertu de leur soutien logistique, de leurs renseignements et désormais de leur feu vert opérationnel.
En d’autres termes, si une frappe ukrainienne utilisant un missile occidental venait à causer des victimes civiles en Russie, la responsabilité juridique – et politique – des pays fournisseurs pourrait être invoquée.
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L’ombre du nucléaire
À Moscou, le message n’a pas tardé à être compris. Vladimir Poutine a averti, à plusieurs reprises, que des attaques « en profondeur » menées avec des armes occidentales pourraient justifier une riposte d’une autre nature.
Le Kremlin agite, comme un mantra, la menace d’une escalade nucléaire. Cette rhétorique, déjà utilisée en 2022 pour dissuader les Occidentaux de livrer des chars lourds, semble aujourd’hui retrouver sa vigueur.
Mais l’Occident, lui, ne cède plus à la peur. Depuis le printemps, les capitales européennes — Londres, Paris, Berlin — ont progressivement desserré les limites imposées à l’Ukraine. Le geste américain, s’il est discret, s’inscrit dans cette logique d’un encerclement politique du Kremlin, destiné à lui signifier que plus la guerre dure, plus son coût s’alourdira.
L’Europe face à la doctrine de l’escalade contrôlée
Dans les chancelleries européennes, le débat s’ouvre : jusqu’où faut-il aller dans l’assistance militaire sans franchir le seuil de la co-belligérance ?
Certains, à Berlin notamment, redoutent que cette « libéralisation du tir » précipite le continent dans un engrenage incontrôlable. D’autres, à Londres ou à Varsovie, y voient la seule façon de contraindre Moscou à reconsidérer sa stratégie.
Le dilemme est ancien : comment soutenir un allié sans devenir belligérant ? Les juristes internationaux évoquent ici le « principe de contrôle effectif » : plus un État fournisseur intervient dans la sélection des cibles, plus sa responsabilité peut être engagée en cas de violation du droit international humanitaire.
C’est toute l’ambiguïté de la posture occidentale : aider sans combattre, frapper sans être vu.
Le précédent des guerres modernes
L’histoire, pourtant, enseigne la prudence. Durant la guerre du Vietnam comme dans celle du Kosovo, les puissances occidentales ont appris que la supériorité technologique ne suffit pas à contrôler la perception politique des frappes.
Chaque missile, chaque explosion devient un message diplomatique. En donnant à Kiev la possibilité de frapper plus loin, Washington écrit une nouvelle page de la guerre déléguée, cette guerre où les lignes du droit, de la responsabilité et de la morale se brouillent.
Une décision lourde de sens
Dans ces conditions, on l’aura compris, la perspective d’un sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine à Budapest — déjà annoncée comme imminente par l’Américain — est désormais suspendue. La Maison-Blanche a déclaré qu’il n’y avait « aucun plan » de rencontre dans un futur immédiat après un entretien entre le secrétaire d’État Marco Rubio et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, qui a réaffirmé que Moscou ne bougeait pas d’un iota sur ses positions. Le président Trump lui-même a justifié ce recul en déclarant : « I don’t want to have a wasted meeting. » Cette décision retarde d’autant la possibilité d’un dialogue direct, tandis que les frappes ukrainiennes s’étendent et que l’urgence diplomatique semble s’étioler.
Derrière le geste technique décrit par le Wall Street Journal se cache donc un changement d’époque : les États-Unis, jadis prudents, acceptent désormais que la guerre entre dans une zone de plus grande incertitude.
Pour l’Ukraine, c’est un souffle d’air et un symbole de confiance. Pour l’Europe, un nouveau vertige stratégique. Et pour le droit international, une épreuve supplémentaire : celle d’un ordre fondé sur des règles, désormais bousculé par la réalité impitoyable des missiles et des cartes d’état-major.
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Olivier d’Auzon est consultant juriste auprès des Nations unies, de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Il a notamment publié : Piraterie maritime d’aujourd’hui (VA Éditions), Et si l’Eurasie représentait « la nouvelle frontière » ? (VA Éditions), L’Inde face à son destin (Lavauzelle), ou encore La Revanche de Poutine (Erick Bonnier).