Le lobbying et la communication d’influence sont des pratiques courantes et acceptées en principe. Pourquoi ? Parce que le processus législatif et normatif a précisément besoin des avis et des expertises émanant du secteur privé et de la société civile. Seulement, via des financements et des montages informationnels complexes, le monde entier semble vouloir détourner les institutions à son profit.

Problème : ces pratiques commencent à contaminer la praxis même des institutions. Une réalité qui s’est imposée de façon spectaculaire en début d’année 2025, quand Le Point révélait les opérations douteuses de la Commission européenne dans le cadre du Green Deal. Cette dernière avait financé des ONG, fortement idéologisées et anti-nucléaires, afin de faire du lobbying auprès… des parlementaires.

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Quand le lobbying tourne à l’ingérence

Les affaires s’enchaînent et sapent, chaque année un peu plus, la crédibilité des institutions européennes. Comment ne pas citer la plus emblématique d’entre elles ? En décembre 2022, le scandale du Qatargate éclate : des élus du Parlement européen, dont la vice-présidente Eva Kaili, sont accusés d’avoir touché des pots-de-vin pour défendre les intérêts du Qatar. Au total, ce sont plusieurs centaines de milliers d’euros qui auraient été versés. L’affaire déclenche alors une crise de confiance sans précédent.

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De l’autre côté de l’Atlantique, ce sont les GAFAM qui transforment l’Europe en champ de bataille réglementaire. L’enjeu est de taille : il s’agit, in fine, de conserver la maîtrise du marché numérique sur le Vieux Continent. En avril 2025, Le Canard Enchaîné révélait ainsi les pressions exercées par les GAFAM sur les institutions afin de contourner d’éventuelles mesures de rétorsion en réponse à la guerre douanière lancée par le président Trump. Plus éloquent encore : entre 2020 et 2024, l’industrie américaine de la tech dépensait à Bruxelles près de 100 millions d’euros en lobbying chaque année. Objectif ? Limiter l’impact du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act (DSA), entrés en vigueur en 2024, pour maintenir leur domination numérique sur l’Europe. Quitte à mener sans relâche une vraie guerre de l’information.

Les offensives viennent aussi, sans surprise, d’Extrême-Orient. C’est le cas de Huawei, qui a défrayé la chronique cette année. L’entreprise chinoise dépense près de 2 millions d’euros par an en lobbying, selon le registre de transparence de l’UE. En mars 2025, elle se retrouve au cœur d’un scandale pour corruption présumée de députés européens et est exclue du Parlement européen.

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ONG : l’empire des faux-nez

Malheureusement, les dérives ne concernent pas que les représentants d’intérêts « officiels ». Depuis quelques années, enquêtes journalistiques et déclarations politiques mettent en lumière la duplicité de nombreuses ONG à Bruxelles (et au-delà). Ces dernières bénéficient en effet d’un statut privilégié nourri par leur aura de neutralité. Une aura qui leur permet de faire passer des messages sans éveiller les soupçons.

Or, certaines sont tout sauf indépendantes. Dès 2023, le Corriere della Sera s’alarmait du problème de catégorisation en « ONG » d’associations ou de groupements dédiés à la défense d’intérêts privés à Bruxelles. Au cœur du scandale du Qatargate, on retrouve ainsi une ONG fantôme, Fight Impunity, créée par l’ancien eurodéputé Antonio Panzeri, qui servait de paravent pour blanchir des financements occultes. Le média italien cite d’autres exemples, comme la Wellness Foundation, qui, bien qu’elle promeuve des modes de vie sains, est présidée par le fondateur du plus gros groupe mondial d’équipements sportifs.

L’Allemagne a fait des ONG un levier de sa politique énergétique

Quand elles ne sont pas des outils de blanchiment d’argent ou de représentation d’intérêts privés, ces ONG servent les États. Comme l’explique la Revue Conflits, l’Allemagne a fait des ONG un levier de sa politique énergétique. Via la fondation Heinrich Böll (liée aux Verts allemands), Berlin finance des associations françaises comme le Réseau Action Climat pour discréditer le nucléaire tricolore. Rappelons que 67 % du budget de la fondation Heinrich Böll

provient du gouvernement allemand : on est loin de la société civile. Même stratégie pour la fondation Rosa Luxemburg, qui publie un Atlas de l’uranium (2022) dénonçant le « néocolonialisme » français au Niger… alors même qu’elle est financée par l’État allemand.

Et puis, il y a les affaires qui passent inaperçues. Comme cette campagne mystérieuse contre Dentsu Tracking, une entreprise chargée par la Commission européenne de mettre en place un système de traçabilité du tabac. Tout porte à croire que l’entreprise fait l’objet d’une attaque informationnelle destinée à faire annuler son contrat, attaque selon toute vraisemblance d’origine concurrentielle. Dans le dispositif, on trouve une obscure ONG changeant régulièrement de nom, la « Fondation pour la démocratie et la gouvernance », dirigée par un ancien des « services » belges, Grégory Mathieu, et adossée à un cabinet de lobbying, D&D Consulting. En parallèle, depuis 2022, des dizaines d’articles, publiés dans des médias obscurs (eureporter.co, citizenpost.fr, eu-policies.com, eutoday.net, econotimes.com, etc) dénoncent Dentsu. Problème : ces textes, non signés et reprenant les mêmes éléments de langage, ressemblent étrangement à une opération de désinformation coordonnée, avec pour centre de gravité un cabinet de lobbying et une ONG aussi discrète sur ses financements qu’énigmatique sur ses objectifs.

Le sujet a été suffisamment pris au sérieux pour que les lobbyistes professionnels eux-mêmes montent au créneau, l’EPACA (European Public Affairs Consultancies Association) publiant un communiqué en 2024 dénonçant les fausses ONG et fondations qui discréditent l’activité légale et transparente de représentation d’intérêts.

Bruxelles, capitale de l’opacité ?

L’UE tente de se défendre. C’est pourquoi le registre de transparence, rendu obligatoire en 2021, impose aux lobbyistes de déclarer leurs activités. Mais « les déclarations approximatives sont d’autant plus fréquentes que les sanctions sont quasi inexistantes […] La plus lourde peine prévue est une exclusion du registre, mesure qui n’a été appliquée qu’une seule fois », soulignait en 2024 Jean Comte dans Vie Publique. Par ailleurs, insuffisamment contrôlé, le registre comporterait de nombreuses erreurs et un déficit de vérifications.

Face à cela, un rapport de la Cour des comptes européenne (CCE) en 2024 recommandait de renforcer la transparence du registre et d’améliorer le contrôle des données. Dans un nouveau rapport paru en 2025, la CCE insiste aussi sur la nécessité d’un contrôle accru du financement des ONG : une part importante d’entre elles ne remplirait pas les critères d’éligibilité au statut d’ONG selon les standards de l’UE.

Le problème semble enfin pris au sérieux. Serons-nous à la veille d’un encadrement plus strict des pratiques d’influence auprès de l’UE ? On peut l’espérer, car au-delà de la crédibilité des institutions européennes, c’est aussi la souveraineté – et le bien-être – des pays membres qui est en jeu. Une urgence, alors que les opérations d’influence et les guerres de l’information prolifèrent au rythme de la dégradation du climat géopolitique mondial.

* Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique et rédacteur en chef de la revue Conflits.