« Rien que de qualifier le fait de pleurer comme une faiblesse, c’est déjà reproduire des discours sexistes », souligne Stéphanie Lamy.
MASCULINITÉS – « Je ne suis pas un mâle alpha, j’ai des faiblesses, j’ai pleuré le week-end dernier à l’enterrement de mon grand-père. » Dans les studios de France Inter ce jeudi 23 octobre, le YouTubeur Thibo In Shape est venu parler de son autobiographie, publiée aux éditions Amphora.
Interrogé par Benjamin Duhamel, le trentenaire est revenu sur certaines de ses déclarations polémiques, mais aussi sur son positionnement idéologique, notamment son rapport au masculinisme, un terme qui recouvre différents mouvements et concepts antiféministes et misogynes. Critique, le journaliste a souligné les contradictions de Thibo InShape, qui affirme dans certaines vidéos qu’il ne faut pas se laisser « bouffer le cerveau par ces soi-disant mâles alpha de 30 ans » tout en évoquant une « crise de la masculinité ».
Une ambiguïté que de nombreuses internautes ont soulignée en réaction à l’interview. « “Je ne suis pas un mâle alpha, je pleure parfois” est le nouveau « “je ne suis pas raciste, j’adore le couscous” », « Bon sang, associer pleurs et faiblesse… », pestent certains commentaires sur Instagram. Stéphanie Lamy, chercheuse et autrice de La Terreur masculiniste (éditions du Détour), abonde. Elle a accepté de revenir sur cette interview en répondant aux questions du HuffPost.
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Le HuffPost : Vous étudiez les masculinismes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces mouvements ?
Stéphanie Lamy : Les masculinismes ne sont pas un bloc homogène et coordonné. Il existe plusieurs idéologies masculinistes, plusieurs milieux qui s’opposent. Vous avez, par exemple, certains courants traditionalistes qui vont s’emparer de la question des « droits » ou des « besoins » des hommes, par exemple ceux des pères séparés.
Il y en a d’autres, plutôt nés dans les années 1990-2000 qui sont axés sur le développement personnel et la performance individuelle. Les « coachs en séduction » – qui sont en réalité des brigades de harcèlement – par exemple, sont centrés sur l’amélioration de soi. Ensuite, il y a les mouvances « incel », qui ont renoncé au perfectionnement pour dire : « Tout est fichu, on est opprimés à cause de la génétique, donc la société nous doit des corps de femmes génétiquement supérieurs, au nom d’une égalité entre hommes. »
Tibo InShape ne se rattache pas à l’ensemble de ces courants, mais son discours peut être rattaché à ceux qui s’appuient sur le développement personnel et la performance.
Pourquoi le discours de Thibo InShape, y compris quand il dit « je condamne le masculinisme », en reprend les codes, selon vous ?
Il fait quelque chose que je critique de longue date : le fait que des hommes décident de dessiner les contours de ce qui relève du masculinisme ou pas, afin de se placer du bon côté de la barrière. Finalement, c’est reproduire les codes du masculinisme, notamment ceux centrés sur la compétition entre hommes. C’est une vision androcentrée du monde, qui gravite autour d’une masculinité cisgenre hétérosexuelle et qui exclut les perspectives des femmes et des minorités de genre.
Cette exclusion est un des piliers des mouvements masculinistes. Le seul moment où la perspective des femmes intervient dans son propos, c’est quand elle est en lien avec les hommes, ou lorsqu’il dit : « Un homme doit accompagner son épouse, la protéger avant tout ». C’est un discours viriliste, qui s’octroie l’exclusivité de la protection des femmes, alors même que les mouvements féministes portés par des femmes sont les premiers dans ce combat.
Il affirme donc s’opposer aux masculinismes tout en reprenant leur rhétorique. Thibo In Shape fait partie de ceux que j’appelle dans mon livre les « flexeurs ». Il pilote ce que dans la recherche, nous appelons « milieu radical » : il normalise certains discours masculinistes et ses propos charrient pas mal de points qui peuvent résonner auprès d’une audience masculine qui, ensuite, pourrait être tentée de rejoindre des milieux encore plus radicaux.
Que vous évoque sa phrase : « Je ne suis pas un mâle alpha, j’ai des faiblesses, j’ai pleuré le week-end dernier » ?
Rien que de qualifier le fait de pleurer comme une faiblesse, c’est déjà reproduire des discours sexistes. Il faut bien faire la différence entre virilisme, masculinisme, sexisme… Tout est lié, mais il y a des différences. Le sexisme, c’est voir le monde à travers un prisme disqualifiant pour les femmes. La misogynie, c’est la haine des femmes. Le virilisme, c’est l’expression d’une masculinité hégémonique exacerbée avec des facteurs culturels – le virilisme en France n’est pas le même qu’au Japon par exemple.
Le masculinisme, selon toutes les définitions, revêt un caractère collectif. La définition que j’en donne est la suivante : un ensemble d’offres idéologiques identitaires, construites, diffusées et opérationnalisées au sein de divers milieux radicaux (en ligne et hors ligne), qui font l’apologie ou prônent la violence sous toutes ses formes, afin de maintenir, voire de renforcer la domination des hommes sur les femmes et minorités de genre.
Dans son interview, il est interrogé sur ses opinions politiques, et notamment ses déclarations sur le RN. Existe-t-il un lien entre cette rhétorique masculiniste et l’extrême droite ?
Thibo InShape explique sa proximité avec l’extrême droite sur la question de la sécurité, par son vécu personnel, celui d’avoir été victime d’une agression par une personne non blanche. C’est problématique, pour quelqu’un qui a autant d’audience, de façonner une pensée politique uniquement par son vécu personnel, a fortiori lorsque cela justifie du racisme.
Il voit une « force » dans le RN qu’il ne voit pas dans d’autres partis, et il y a un lien entre cette force, et celle à laquelle il fait référence quand il dit que les hommes doivent être les protecteurs de leurs femmes. Comme si la sécurité ne pouvait se traduire que par la force, alors que la recherche montre que la sécurité se traduit aussi par la résilience sociétale. Ce sont deux visions qui s’opposent : la sécurité « musclée », qui idéalise le fait militaire, qui va montrer son drapeau, c’est celle de Thibo Inshape, et la sécurité humaine, qui est plutôt de gauche, va privilégier les conditions sociales, collectives ou étatiques pour permettre aux individus de vivre dignement, être libre de leurs mouvements, à l’abri des besoins et de la peur.