Par Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques (*)
Au cœur même de l’Europe, il demeure des angles morts géopolitiques que Bruxelles préfère souvent ignorer et n’accorder que peu d’intérêt. Des zones floues au cœur même du Vieux Continent: la Bosnie-Herzégovine, toujours fragilisée par sa structure institutionnelle bancale et les stigmates de la guerre ; la Slovaquie, traversée par un discours désormais ouvertement pro-russe et contagieux ; et la Serbie, éternelle candidate à l’Union européenne, mais dont les loyautés demeurent aussi davantage à l’Est.
Ces « chevaux de Troie » négligés offrent un terrain d’expansion pourtant idéal aux puissances extérieures — Moscou, Pékin, Ankara — qui s’y ancrent durablement et testent, sans peine, la cohésion d’une Europe souvent trop « à l’Ouest » justement.
La Serbie incarne à elle seule ce grand écart permanent. Officiellement engagée sur la voie de l’intégration européenne, elle continue d’affirmer une proximité assumée avec la Russie et un partenariat économique massif avec la Chine. Pour Bruxelles, c’est un paradoxe embarrassant : un partenaire indispensable à la stabilité des Balkans, mais dont les choix stratégiques s’éloignent chaque année un peu plus du modèle européen.
Bor, le trésor serbe sous pavillon chinois
Dans le nord-est du pays, la région minière de Bor symbolise cette dépendance nouvelle. Ses gisements de cuivre et d’or, exploités depuis des décennies, sont désormais entre les mains du géant chinois Zijin Mining. Pékin y a injecté des milliards d’euros pour moderniser les infrastructures et faire de Bor une vitrine du partenariat sino-serbe. Mais derrière les promesses de développement, les critiques se multiplient : pollution, opacité, gestion autoritaire des ressources.
Pour la Chine, le calcul est simple : consolider sa présence économique et stratégique au cœur des Balkans, dans un pays européen candidat mais non membre de l’Union. Pour la Serbie, c’est une opportunité immédiate — de l’argent, des emplois, des infrastructures. Pékin, contrairement à Bruxelles, n’impose ni conditions politiques ni exigences démocratiques. En apparence, tout le monde y gagne. En réalité, Belgrade perd peu à peu la maîtrise de ses actifs stratégiques.
Les investissements chinois dépassent d’ailleurs largement le secteur minier. La sidérurgie à Smederevo, les projets énergétiques, les infrastructures de transport : tout compose un puzzle d’influence d’une efficacité redoutable. La Chine ne s’installe pas seulement dans l’économie serbe, elle s’installe dans son futur.
Belgrade et Moscou : le vieux couple énergétique
Rien ne saurait pourtant éclipser la relation historique entre la Serbie et la Russie. Belgrade continue d’importer l’essentiel de son gaz depuis le réseau russe, et Gazprom détient toujours une part décisive de la société pétrolière nationale NIS. Lorsque les sanctions américaines ont visé les filiales serbes du groupe à l’automne 2025, la dépendance énergétique du pays est apparue au grand jour.
Pour le président Aleksandar Vučić, Moscou reste un repère et un contrepoids. Dans l’opinion serbe, la Russie demeure perçue comme un allié traditionnel, héritage culturel et religieux autant que politique. Cette fidélité historique, parfois sentimentale, pèse lourdement sur la diplomatie du pays. En refusant d’appliquer les sanctions européennes contre Moscou, la Serbie entretient un flou stratégique qui la marginalise de plus en plus sur la scène continentale.
Entre l’Europe et le reste du monde : un équilibre précaire
L’Union européenne maintient la Serbie parmi ses candidats dits « stratégiques », tout en mesurant les risques d’un élargissement vers un État où les influences russe et chinoise se croisent ouvertement. L’absence d’alignement sur la politique étrangère commune, combinée à une dépendance économique croissante vis-à-vis d’acteurs extérieurs, réduit toute chance d’avancée réelle vers l’adhésion.
Les exigences de Bruxelles sont pourtant connues : convergence démocratique, transparence, respect des normes environnementales. Autant de points sur lesquels Belgrade avance lentement, parfois à contretemps. L’Europe, prudente, hésite à brusquer un partenaire qu’elle redoute de voir glisser davantage vers l’Est. Mais à force de temporiser, elle entretient un vide stratégique dont Pékin et Moscou tirent méthodiquement profit.
La Serbie, au fond, ne cherche pas à rompre avec l’Europe. Elle veut simplement redéfinir les termes de sa relation, selon sa propre logique : un espace d’opportunités, sans contraintes politiques. Mais dans un monde désormais régi par la logique des blocs, cette posture devient intenable. Ce que Belgrade présente comme une politique d’équilibre ressemble de plus en plus à une dépendance à géométrie variable : énergétique vis-à-vis de Moscou, industrielle vis-à-vis de Pékin, et politique vis-à-vis de Bruxelles.
La Serbie est aujourd’hui un laboratoire de l’ambiguïté européenne : trop proche pour être ignorée, trop indépendante pour être intégrée. Et si elle reste un angle mort stratégique, c’est peut-être parce que l’Europe, elle-même, ne sait plus très bien où commencent — et où s’arrêtent — ses frontières politiques.
(*) Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe géopolitique relations internationales, directeur de l’Institut Géopolitique Europeen (IGE), associé au CNAM Paris (Equipe Sécurité Défense), à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse). Consultant médias et chroniqueur.