Dans le contexte de la quête trumpienne de cessez-le-feu en Ukraine, les sanctions américaines et européennes frappant Rosneft et Lukoil, les deux mastodontes du pétrole russe, marquent un tournant. Annoncées le 23 octobre 2025 par la Maison Blanche, et synchronisées avec le 19e paquet de sanctions de l’UE, elles visent le cœur du financement de l’effort de guerre russe en Ukraine.
Avec une date butoir fixée au 21 novembre 2025, ces sanctions interdisent toute transaction financière ou commerciale avec ces géants pétroliers et prévoient des gels d’avoirs (auxquels la Russie répondra avec des gels d’assets américains en Russie).
Cette offensive met à l’épreuve l’alliance Russie-Chine et le bloc des BRICS, dont l’Inde est un grand acheteur et raffineur de brut russe. New Dehli est d’ailleurs plus en porte-à-faux que la Chine, car stratégiquement liée à l’Occident (face à Pékin). Comment ce trio contournera-t-il l’obstacle pour maintenir le flux vital du pétrole noir ?
Les contours des sanctions et leurs ondes de choc immédiates
Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, l’Occident a multiplié les sanctions pour asphyxier l’économie russe, avec un succès mitigé. Les exportations pétrolières de Moscou (40 % de son budget), ont résisté grâce à une « flotte fantôme » de tankers et aux acheteurs asiatiques. Mais cette fois, l’attaque est très rude. Les États-Unis, via le Trésor, blacklistent Rosneft et Lukoil, ainsi que leurs filiales, interdisant à toute entité mondiale – banques incluses – de traiter des paiements ou assurances liées à leurs cargaisons.
L’Europe, de son côté, étend son embargo aux produits raffinés issus de ces crudes. L’augmentation des cours du brut (WTI à 61,82 dollars le baril, en hausse de 5,68 % ; Brent en progression similaire de près de 5 %, reflète l’incertitude sur l’offre mondiale, mais les marchés auraient anticipé une hause bien plus élevée s’ils étaient certains que Moscou ne parviendrait plus à vendre son brut. Ceci indique que les marchés ont anticipé une poursuite de la vente de brut russe.
Les deux firmes russes assuraient jusqu’à présent 50 % de la production et de la vente nationale vers l’Asie. À court terme, une contraction des exportations russes de 500 000 à 1 million de barils par jour (bpd) va donc alourdir le déficit budgétaire russe. À plus long terme, si l’ »escalade possible » des sanctions annoncée par Trump est confirmée, la Russie devra puiser dans ses réserves d’or et devises. Le Fond National du Bien être russe a quant à lui vu ses réserves fondre de 180 à 35 milliards de dollars.
Moscou n’est cependant pas seule et demeure déterminée. Sa résilience ne dépend pas que de la Chine, de l’Inde et des BRICS, dont l’appétit pour le pétrole discount a jusqu’ici sauvé le régime russe. Elle repose sur une endurance séculaire qui fait passer le politico-stratégique avant le tout économique.
Mais surtout, les traders, les intermédiaires et les compagnies de pétrole ou raffineries les moins exposées aux marchés américains voient dans les sanctions une aubaine car elles vont aisément contourner ces sanctions américano-européennes qui ne sont pas du tout des sanctions légales du point de vue de nombreux pays et surtout pour les Nations Unies et le droit international. Elles ne fonctionnent que pour les entreprises et pays exposées aux outils et marchés occidentaux et pour les acteurs traçables…
Vers un arrangement russo-américain ?
Vladimir Poutine, dans une déclaration du 24 octobre, a qualifié ces sanctions d’ »unfriendly », mais a assuré qu’elles ne l’empêcheront pas de « défendre les intérêts russes ». Trump, de son côté, les a justifiées par le « manque d’honnêteté » de Poutine dans les pourparlers de paix, transformant le délai en ultimatum voilé : pliez ou périssez économiquement. Historiquement, les Russes excellent dans l’esquive, comme on l’a vu depuis 2014 avec les contournements de sanctions via des joint-ventures opaques.
Dans un scénario optimiste, des pourparlers via des intermédiaires (Émirats, Hongrie, Turquie, Chine) buteront encore sur l’intransigeance de Kiev et de Bruxelles et les néo-cons du Sénat américain qui exercent des pressions sur Trump en vue des mid-terms.
Poutine va profiter du délai pour accélérer l’escalade militaire et réorganiser les livraisons de brut via des circuits parallèles. Rappelons que la Chine et l’Inde ont gobé 80 % des exportations pétrolières russes depuis 2022.
Pékin a importé 1,5 million de barils par jour de Russie en 2024 (record absolu) à des prix 20-30 % inférieurs au marché, sauvant ainsi sa machine industrielle vorace en énergie. New Delhi tire 36 % de son pétrole de Moscou, évitant une flambée des prix à la pompe pour 1,4 milliard de citoyens.
Arrêter ces flux de brut russe à prix bas signifierait une ruée sur le Moyen-Orient ou les États-Unis et gonflerait les coûts de 10-15 dollars le baril puis alimenterait l’inflation dans deux économies déjà fragilisées par les tensions commerciales sino-américaines.
Malgré ce constat, le 23 octobre, des raffineries chinoises d’État ont annulé des cargaisons de Rosneft, et des importateurs indiens ont revu à la baisse leurs contrats, sous la menace implicite de sanctions secondaires américaines. Trump a ainsi clamé que l’Inde cesserait ses achats d’ici fin 2025, ce que New Delhi dément, priorisant ses « intérêts nationaux » contre les « sanctions unilatérales ».
Géopolitiquement, Xi Jinping et Narendra Modi, adeptes d’un ordre multipolaire, ne peuvent ignorer le bâton américain – accès au dollar, technologies, marchés, mais un stoppage total est impensable sans chaos économique. Une réduction graduelle de 20-30 % des ventes de pétrole russe, fort probable, sera certes très douloureuse, mais pas mortelle pour la Russie, qui trouvera toujours des contournements et voies pour brader son brut à des Etats et intermédiaires discrets habitués à contourner les sanctions.
Le régime iranien survit ainsi depuis des décennies aux sanctions internationales en vendant 1,5 millions de barils de pétrole par jour à la Chine… La chaîne de dépendance mutuelle qui lie Moscou à Pékin et New Delhi va être difficile à rompre totalement par le camp atlantiste.
Les ruses du shadow fleet
Face à cet étau, Russes, Chinois et Indiens ne capituleront pas sans lutter. Leur arsenal sont les 700 tankers battant pavillon de complaisance (Libéria, Panama), par lesquels, en 2024, 72 % des livraisons vers l’Inde ont transité (transferts ship-to-ship en pleine mer), le brut étant transvasé pour effacer sa traçabilité. Les paiements se font par troc, en yuans, en roupies ou en roubles via des banques chinoises ou indiennes, ou des cryptomonnaies.
La Russie peut aussi relabeller son pétrole via des hubs aux Émirats arabes unis ou en Malaisie, où il est « mélangé » à du brut local avant revente. Moscou diversifie par ailleurs ses routes de livraisons vers l’Arctique et le pipeline renforcé vers la Chine (Power of Siberia 2), confirmé durant l’été 2025. Pour Pékin et New Delhi, des achats « gris » via des traders intermédiaires turcs ou singapouriens maintiendront 70 à 80 % des volumes.
Certes, un tanker arraisonné en mer Rouge, une cyberattaque occidentale sur les chaînes logistiques, ou une extension des sanctions à la flotte chinoise seraient problématiques, mais fort compliqués à assumer et à opérer, comme on l’a vu lors de l’arraisonnement d’un bateau russe fantôme par la France récemment, qui a repris sa-on parcours au bout de quelques jours. Si l’Inde, multialignée, pivote pragmatiquement vers l’Arabie saoudite, la Chine lâchera Moscou, vient de l’assurer de son soutien en cas d’attaque sur Taïwan… La messe n’est pas encore dite.
Et la paix en Ukraine est peut être à la clef, sachant que Xi Jinping va tenter de trouver un arrangement global avec Donald Trump lors de leur rencontre bilatérale prévue le 30 octobre 2025 à Busan, en Corée du Sud, en marge du sommet APEC. Affaire à suivre.