C’est le bordel au BHV. Depuis plusieurs semaines, le mythique magasin parisien est entré dans une zone de turbulences dont on ne sait s’il pourra se relever. Alors que la situation sentait le gaz depuis plusieurs mois déjà, l’arrivée annoncée de Shein dans ses murs pourrait être l’étincelle qui met le feu au bâtiment historique du Bazar de l’Hôtel de ville, ouvert en 1856.

Petit retour en arrière. Le 1er octobre, le géant de l’ultra fast fashion chinois révélait son intention d’ouvrir six magasins physiques permanents en France – une première mondiale pour la plateforme – en partenariat avec la Société des Grands Magasins (SGM), propriétaire du BHV Marais depuis novembre 2023 et de plusieurs Galeries Lafayette en province.

Du « Buzz » au « very bad trip »

Le même jour, Frédéric Merlin, président de la SGM qui a racheté le BHV en novembre 2023, se félicitait chez nos confrères du Parisien du « buzz » créé par l’arrivée de Shein sur 1.000 m2 au sixième étage du magasin et de la force de frappe que pouvait lui apporter l’enseigne chinoise, ses 25 millions de clients français déjà acquis en ligne et son algorithme.

Problème : il n’aura pas fallu longtemps pour transformer l’info en « very bad trip ». Car Shein est très souvent pointé du doigt pour son modèle économique à base de production massive de vêtements « jetables », de prix dérisoires et surtout de pollution générée par une telle industrie. En s’incrustant dans le commerce physique, il accentuerait également la concurrence sur le textile français et pourrait sonner le glas de nombreuses enseignes déjà en souffrance.

Dans le flot d’indignation, les premiers à réagir ont été les syndicats des salariés du BHV qui ont entamé, le 10 octobre, une grève pour protester contre l’arrivée de groupe chinois, avec les risques pour les emplois qu’elle entraîne.

Lâché par les marques, lynché par les siens

Dans la foulée, ce sont plusieurs marques partenaires (Odaje, Figaret, APC, Culture Vintage, Talm), présentes au BHV, qui ont annoncé leur départ pour « incompatibilité avec l’image de Shein ». Mathilde Lacombe, cofondatrice de la marque de cosmétique AIME, s’est dite « profondément choquée » par l’accueil d’une marque régulièrement accusée de pollution environnementale et de conditions de travail indignes.

Elles suivent d’autres marques françaises, comme le Slip Français, qui avaient déjà annoncé quitter le navire. Car le BHV n’a pas attendu Shein pour dériver. Guillaume Gibault, fondateur de la marque de sous-vêtements, a déploré auprès de l’AFP que la SGM « est un partenaire en qui on n’avait plus confiance », invoquant « plus d’un an d’impayés » pour lesquels des « procédures » judiciaires sont « en cours ».

Symbole de la répulsion provoquée par l’arrivée de Shein, la SGM a été exclue de l’Union du grand commerce de centre-ville (UCV) le 13 octobre… « à l’unanimité ». Le développement du groupe d’ultra fast fashion « repose sur un modèle de contournement des règles condamné à de multiples reprises par les autorités », avait justifié l’UCV (Le Bon Marché, Printemps, Monoprix, etc.), dans un communiqué commun avec l’Alliance du commerce, dont elle est membre. Même le groupe Galeries Lafayette se désolidarise de l’initiative en promettant d’empêcher l’arrivée de Shein dans les magasins portant son nom.

Elus et gouvernement rhabillent la SGM pour l’hiver

Côté politique, l’affaire fait aussi beaucoup parler. Des élus d’abord. Nicolas Bonnet Oulaldj, adjoint d’Anne Hidalgo en charge du commerce, rejoint par trois candidats à la mairie de Paris, l’écologiste David Belliard, le sénateur communiste ⁠Ian Brossat et le député socialiste ⁠Emmanuel Grégoire, a signé une pétition contre l’arrivée de Shein, initiée le 2 octobre par Arielle Lévyau au nom du collectif « Une autre mode est possible ». Pétition qui a déjà rassemblé plus de 110.000 signatures.

Même les plus hautes sphères sont intervenues face au précédent que pourrait créer le nouvel arrivant. Le ministre du Commerce, Serge Papin, a pris publiquement la parole pour qualifier ce partenariat de « mauvais signal » et déclaré faire « pression » pour l’empêcher, exprimant l’« espoir » d’y parvenir. Son cabinet suivrait le dossier de très près alors que les pressions pour une réglementation plus stricte de l’« ultra fast fashion » s’intensifient.

L’au revoir de Disneyland, un coup de grâce ?

Si jusqu’alors, le tollé n’a pas fait plier ni la SGM ni Shein, d’autres décisions pourraient faire pencher la balance. En effet, en l’espace d’un mois, deux poids lourds, de domaines bien différents, ont lâché le BHV. D’un côté la Caisse des dépôts. Dès le début du mois et l’annonce de l’arrivée de Shein, elle s’est retirée (par le biais de la Banque des territoires) des négociations entamées en juin avec la SGM pour l’aider à racheter les murs du BHV, invoquant « une rupture de confiance ».

Tout aussi grave pour les finances du grand magasin parisien, la semaine dernière, c’est Disneyland Paris qui a renoncé à sa collaboration. Le célèbre parc d’attractions devait installer du 4 novembre au 31 décembre un magasin éphémère et des vitrines sur le thème de l’attraction « It’s a small world » à l’occasion des fêtes de fin d’année, temps fort pour les grands magasins. Un contrat qui devait rapporter plusieurs millions d’euros au BHV. « Les conditions ne sont plus réunies pour déployer sereinement les animations de Noël », a déclaré le groupe américain à l’AFP.

Shein demande de la patience

Un « coup de massue », a commenté l’intersyndicale du Bazar de l’Hôtel de Ville (CFDT, CFTC, CFE-CGC, CGT, SUD Solidaires). Et un coup de grâce ? Pas sûr. Ce mardi, chez nos confrères de Radio Classique, Quentin Ruffat, porte-parole de Shein en France, a affirmé que la marque n’était pas incompatible avec l’écosystème traditionnel des boutiques de plain-pied. Pour preuve, il a assuré que son arrivée à Dijon, il y a quelques mois, avait été accueillie positivement. Selon lui, l’arrivée de l’entreprise aurait été saluée par les commerçants qui ont enregistré « de très bons résultats » grâce au trafic généré sur place.

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« Je demande à ces marques (qui ont annoncé leur départ du BHV) de nous laisser du temps », a-t-il plaidé, assurant pouvoir faire grimper leurs ventes par un mécanisme de « ventes croisées » (cross selling).

Quelle que soit l’issue, difficile d’imaginer les autorités laisser le BHV couler, comme l’a confirmé auprès de 20 Minutes Emmanuel Grégoire, député de Paris, ce lundi : « On s’oppose à l’arrivée de Shein. En revanche, nous sommes déterminées à soutenir le BHV pour son histoire, pour ce qu’il est. On n’a pas le droit de soutenir une activité commerciale en direct, par contre, on peut aider des acteurs économiques à se transformer, à changer de modèle. On peut faire du portage, on peut intervenir sur l’immobilier… Encore faut-il qu’un dialogue de confiance soit noué et ce dialogue de confiance, il a été très sérieusement écorné par l’annonce, sans préavis, de ce partenariat. »