La révélation d’un possible conflit d’intérêts au sein de la Chambre des Lords, dans le cadre de l’examen du Tobacco and Vapes Bill, suscite une attention particulière au Royaume-Uni. Selon les enquêtes conjointes de The Examination[1] et du Guardian[2], un membre de la Chambre, Lord Strathcarron, aurait proposé un amendement visant à réduire la portée de la future interdiction de vente du tabac aux générations nées après 2008, tout en étant lié à un haut responsable de British American Tobacco (BAT).
Cette situation met en évidence la nécessité d’une application rigoureuse des principes de transparence et d’indépendance dans l’élaboration des politiques de santé publique, conformément aux engagements internationaux du Royaume-Uni au titre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT).
Un projet de loi historique fragilisé par des soupçons d’ingérence
Le Tobacco and Vapes Bill, présenté par le gouvernement britannique en 2024, constitue une étape majeure dans la lutte contre le tabagisme. Il prévoit d’interdire définitivement la vente de produits du tabac à toute personne née après 2008, inscrivant le Royaume-Uni dans une démarche de « génération sans tabac » comparable à celle initiée en Nouvelle-Zélande avant le retrait de sa loi en 2023. Ce dispositif, salué par les organisations de santé publique, repose sur une approche simple : en empêchant l’entrée de nouvelles générations de consommateurs, le pays amorcerait une réduction durable du tabagisme, principale cause évitable de mortalité prématurée.
Cependant, lors de son examen à la Chambre des Lords, le texte a fait l’objet d’un amendement controversé proposé par Lord Strathcarron, pair non affilié, président du All-Party Parliamentary Group on Smoking and Health et militant de longue date des approches dites de « réduction des risques ». L’amendement proposait de remplacer l’interdiction générationnelle par une mesure beaucoup plus limitée, consistant à relever l’âge légal d’achat du tabac de 18 à 21 ans. Cette proposition, en apparence modérée, aurait eu pour effet de maintenir sur le long terme un accès légal au tabac pour de nouvelles cohortes de jeunes adultes — et d’en neutraliser la portée structurelle.
Les enquêtes de The Guardian et The Examination ont révélé que Lord Strathcarron entretenait un lien familial avec un haut responsable de British American Tobacco, relation qu’il n’avait pas déclaré comme l’exige le code de conduite parlementaire. Il a par ailleurs reconnu avoir rencontré un représentant de l’industrie du tabac lors du Grand Prix de Grande-Bretagne, postérieurement au dépôt de son amendement. En séance, il a déclaré un autre intérêt potentiel : un investisseur minoritaire dans l’une de ses entreprises détient des parts dans une société fabriquant des cigarettes électroniques. Il a toutefois affirmé que ses préoccupations portaient non pas sur la question du vapotage, mais sur « le traitement des cigares et des pipes », ajoutant qu’une interdiction générationnelle serait « inapplicable » et « inopérante ».
Ces déclarations ont été suivies de propos qualifiant les cigares de « produits inoffensifs », en contradiction avec le consensus scientifique selon lequel leur consommation régulière augmente significativement les risques de cancers, de maladies cardiovasculaires et respiratoires. L’ensemble de ces éléments a conduit plusieurs observateurs à s’interroger sur la nature réelle des influences pesant sur le processus législatif.
Lord Strathcarron a également indiqué entretenir des relations avec plusieurs organisations actives dans les relations publiques, dont Action on World Health, la Free Speech Union et Big Brother Watch. L’une d’entre elles, Action on World Health, milite ouvertement contre l’Organisation mondiale de la Santé et ses politiques, affirmant vouloir « réformer ou remplacer » l’OMS, qu’elle accuse d’« interférer dans la vie des citoyens ». Cette structure, dont les sources de financement ne sont pas publiques, compte parmi ses membres d’anciens consultants de l’industrie de la nicotine et des acteurs défendant la promotion de produits tels que les sachets de nicotine. Ces connexions renforcent les inquiétudes relatives à la porosité entre certains cercles politiques et les acteurs liés à l’industrie du tabac.
Transparence, intégrité et respect des engagements internationaux
L’affaire Strathcarron soulève un enjeu fondamental : la capacité des institutions à garantir l’intégrité et l’indépendance du processus législatif en matière de santé publique. Le code de conduite de la Chambre des Lords impose aux parlementaires de déclarer tout intérêt personnel, financier ou familial susceptible d’influencer leur action. Dans ce cas précis, l’absence de déclaration initiale d’un lien familial avec un dirigeant de BAT, associée à des interactions avérées avec des représentants du secteur, interroge la mise en œuvre concrète de ces obligations déontologiques.
Au-delà du cadre national, cette situation illustre les défis persistants liés à l’application de l’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Cet article, juridiquement contraignant pour les États parties, les oblige à protéger leurs politiques publiques contre toute forme d’ingérence de l’industrie du tabac, qu’elle soit directe ou indirecte. Sa mise en œuvre effective requiert des mécanismes robustes de déclaration d’intérêts, de transparence des interactions et de prévention des conflits, ainsi qu’un contrôle rigoureux par les autorités compétentes.
Le cas britannique montre que, même dans les pays dotés d’une culture de gouvernance avancée, l’influence de l’industrie peut s’exercer de manière subtile et multiforme. Les stratégies de lobbying contemporaines s’appuient moins sur une opposition frontale que sur la mobilisation d’intermédiaires et tierces parties – élus, experts, groupes de pression – pour diffuser les arguments de l’industrie dans le débat public. Cette forme d’influence indirecte et opaque menace la cohérence et la crédibilité des politiques de santé publique, en transformant les enceintes législatives en terrains de compétition d’intérêts économiques.
Une controverse révélatrice à la veille de la COP11
À quelques semaines de la onzième session de la Conférence des Parties à la Convention-cadre de l’OMS (COP11), qui se tiendra à Genève en novembre 2025, le cas britannique illustre avec acuité les défis persistants liés à la prévention de l’ingérence de l’industrie du tabac dans les politiques publiques. Cette question figurera parmi les points centraux des discussions, dans la continuité des décisions précédentes de la CCLAT appelant les États à renforcer leurs cadres de gouvernance et leurs dispositifs de transparence.
L’affaire Strathcarron montre que les mécanismes actuels, bien qu’avancés, demeurent insuffisants pour contrer des formes d’influence plus diffuses, s’exerçant à travers des réseaux d’acteurs apparentés, idéologiquement proches de l’industrie ou tout simplement financés. Elle souligne la nécessité d’une vigilance accrue de la part des États, mais aussi d’une coordination internationale pour garantir la cohérence et l’indépendance des politiques publiques face aux pressions économiques.
Dans un contexte où l’industrie du tabac s’efforce de redéfinir son image à travers la promotion de produits alternatifs, la protection du processus décisionnel devient une composante essentielle de la santé publique. À la veille de la COP11, le cas britannique rappelle que la lutte contre le tabagisme ne peut être pleinement efficace que si elle s’accompagne d’une gouvernance intègre, transparente et imperméable à toute forme d’ingérence.
AE
[1] Matthew Chapman, Lawmaker with family tie to British American Tobacco attempts to stop UK smoking ban, The Examination, publié le 26 octobre 2025, consulté le jour-même
[2] Rob Davies et Matthew Chapman, Peer trying to derail UK smoking ban discussed bill with relative at tobacco firm, The Guardian, publié le 26 octobre 2025, consulté le jour-même
Comité national contre le tabagisme |