Quoique voisines, Nadia et Colette tapent la discussion au travers d’un grillage. Soixante ans que Colette vit ici, dans le 4e arrondissement de Marseille, et la voilà désormais du mauvais côté de la barrière. « C’est un peu notre mur de Berlin », en sourirait presque Nadia, locataire d’un appartement de la cité jardin Chutes-Lavie distant de 200 mètres de celui de Colette, qui doit néanmoins compter une vingtaine de minutes de marche et un détour proche du kilomètre pour s’y rendre.

La faute à cette barrière, d’abord érigée avec un portillon permettant à ses débuts le passage, mais soudée depuis, emmurant les habitants de cette cité ouvrière aux petits pavillons HLM construits dans les années 1920. « Les Chutes-Lavie c’est 8.000 habitants et la cité des jardins c’est 300 personnes », explique Nathalie qui s’est décidée avec d’autres habitants à se monter en collectif contre « cette privatisation de l’espace publique ».

Un parc public privatisé

Car dans cette cité aux airs de lotissement, se trouvent une école primaire, qui a fermé en juillet dernier faute d’enfants, une crèche, un centre aéré et surtout un parc municipal. Et pour s’y rendre aujourd’hui le détour s’impose. Mais bientôt, ce parc risque bien de ne plus du tout être accessible au reste des habitants.

« Lorsqu’on a appris qu’ils avaient voté la fermeture du dernier accès, situé tout en haut et qui nous contraint déjà au détour, on s’est dit “ce n’est plus possible” », poursuit Sabine, une assistante maternelle qui a pour habitude de se rendre au parc.

« Avant la barrière du bas, j’y allais à pied avec les enfants en poussette. Ça me prenait cinq minutes. Avec cette barrière, je suis à présent obligée de prendre la voiture. Et là, on ne pourra plus du tout y aller ». Pourtant, ce parc a été rénové dernièrement avec 90.000 euros d’argent public. « On paye avec nos impôts une installation dont ils vont se réserver l’usage l’exclusif », s’indigne Nathalie.

Aussi, à défaut de pouvoir traverser cette paisible cité, l’accès aux commerces du quartier, supermarché, tabac-presse, boulangerie, pharmacie, fleuriste, boucher se fait en empruntant le boulevard Guigou. Un « boulevard » essentiel à la circulation du quartier pour rejoindre l’A7, mais où deux voitures ne peuvent se croiser sans avoir à monter sur des trottoirs de moins d’un mètre de large. « Moi je ne peux plus y monter, c’est devenu trop dangereux », regrette Nicole, 82 ans, née dans le quartier, qui laisse désormais son mari Diego chercher le pain frais en plus de ne plus pouvoir aller voir son cousin voisin sans prendre sa voiture.

Cette « enclosure » du quartier des Chutes-Lavie est loin d’être un cas isolé à Marseille. Les « résidences sécurisées », importées du modèle américain des « gated communities » représentent désormais près de 30 % du parc de logements à Marseille. D’abord apparues marginalement dans les quartiers aisés du sud de Marseille, elles colonisent la ville dans un développement exponentiel depuis le début des années 2000.

« Tranquillité » et « stationnement réservé »

Et dans le cas de la cité jardin Chutes-Lavie, cette aspiration à s’enfermer a débuté à partir de 2014 et la mise en vente d’environ 40 % des pavillons HLM, achetés essentiellement par leurs occupants. Depuis, les assemblées générales de copropriété votent la fermeture de chacun des accès, parachevant cet « enfermement » ou « sécurisation », c’est selon, en janvier prochain.

Pourtant détenteur de 52 % des voix, le bailleur Marseille Provence habitat ne s’est jusqu’à présent jamais opposée à cette volonté des nouveaux propriétaires. Parmi ceux-ci, Chantal. Et la septuagénaire « n’est absolument pas pour l’ouverture. Si on a voté pour fermer le haut, ce n’est pas pour rouvrir le bas », avance-t-elle depuis le pas de la porte de son pavillon, dans une conversation au travers du grillage qui surmonte le muret d’enceinte de sa petite propriété.

Nos articles sur Marseille

« Les cambriolages, les agressions, les jeunes qui viennent avec leur voiture au parc, les collégiens voisins… », liste-t-elle, répétant dans cette brève conversation invariablement le mot « tranquillité ». Ce quartier, quoique faisant une sorte de tampon avec le nord de Marseille, n’est pas plus connu qu’ailleurs pour son insécurité. « Leur vraie raison c’est de vouloir s’attribuer des places de parking à profusion, quand bien même ils ont des places de stationnements dans leur pavillon », estime Nathalie, qui « comprend leur désir de sécurité » mais cherche à négocier une solution intermédiaire, avec une ouverture aux seuls piétons. Un rendez-vous avec le bailleur est d’ailleurs prévu le 5 novembre prochain.

Tensions, menaces et insultes

Mais depuis que ce petit collectif s’agite, la « tension est montée d’un cran, entre les gens du dedans et du dehors », explique Sabine. « Mi-octobre, nous avons tenu une petite conférence de presse pour dénoncer la situation. Et la veille de celle-ci, 14 voitures de l’extérieur de la cité ont vu leur vitre brisée », complète Nathalie. « Je ne dis pas que ce sont eux. Mais c’est quand même surprenant », s’étonner Nathalie qui fait état de « tensions et de messages d’insultes et de menaces », notamment dans les commentaires sous la pétition que nous avons lancés.

Cette envie de barriérage comporte également un aspect pécuniaire et recoupe une réalité du marché de l’immobilier marseillais. « Beaucoup de parisiens, de personnes qui s’installent à Marseille, de personnes âgées, formulent une demande impérative d’un bien situé dans une résidence fermée », explique à 20 Minutes Sébastien, agent chez PremiHome immobilier. « Parce qu’ils pensent se faire agresser à chaque coin de rue, parce qu’ils veulent une place de stationnement. C’est une réalité du marché ». Un impératif qui se paye aussi : « Un bien situé dans une résidence fermée s’achète 10 % à 20 % plus cher qu’ailleurs dans le quartier », conclut Sébastien.