À Strasbourg comme ailleurs, la précarité empêche un nombre croissant de personnes de se nourrir correctement. C’est pour cette raison que plusieurs associations cravachent et distribuent des repas chauds à celles et ceux qui en ont besoin. Parmi elles, l’association Abribus, une des plus anciennes, organise trois distributions alimentaires par semaine. En amont de ces opérations, des bénévoles préparent les repas qui seront servis aux plus démuni(e)s. Nous sommes allés leur rendre visite.
« Tiens, je t’avais dit que mercredi j’étais à mon atelier d’écriture ? » Zakia et Nadine papotent. Leurs voix portent assez pour couvrir le bruit du lave-vaisselle qui tourne à fond, juste à côté. Comme tous les jeudis, les deux copines sexagénaires coupent du pain dans l’arrière-cuisine d’Emmaüs Montagne Verte.
« On fait nos petits colibris », sourit Zakia, qui a décidé de s’engager ici après une carrière dans le social. À l’image de la plupart des autres bénévoles qui s’affairent à quelques mètres, Nadine et elle viennent chaque semaine depuis plusieurs années déjà.
© Martin Savail / Pokaa
Dans la maison bleue qui jouxte la salle d’exposition Emmaüs, on compte aujourd’hui une petite dizaine de volontaires de l’association Abribus. Régulièrement, chacun(e) s’interrompt pour lever les yeux vers l’horloge accrochée au mur.
Le temps est compté : à 17h30, la cuisine doit être libérée, nettoyée, et les presque 600 repas doivent être prêts.
« On veut rester militant »
Ça fait maintenant 30 ans qu’Abribus distribue des repas trois soirs par semaine dans la capitale alsacienne. L’association ne touche aucune subvention publique. « C’est un choix politique : on veut rester militant et mettre la pression sur les pouvoirs publics », explique Sumitra, porte-parole de l’association. Alors pour garantir la poursuite de ses actions, Abribus compte sur les dons, ainsi que sur l’engagement de ses bénévoles.
Chaque semaine, plus de 1500 repas chauds sont distribués. Rien que sur l’année dernière, on parle de 50 000 repas. Parmi les bénéficiaires se pressent des personnes isolées, sans domicile et/ou sans ressources.
1. © Martin Savail / Pokaa ; 2. © Association Abribus / Document remis
Ce jeudi, c’est jour de livraison. Des cagettes de denrées en provenance de la Banque Alimentaire ont été déchargées en début d’après-midi. Elles constituent une majeure partie de ce qui permettra à l’association d’assurer les trois distributions de la semaine : jeudi, samedi et dimanche. En plus de cela, l’association collecte des invendus auprès de plusieurs partenaires.
C’est notamment le cas du pain qui s’est fait régler son compte par Zakia et Nadine. Il a été récupéré en boulangerie par une autre bénévole, Renée, sur son chemin pour rejoindre l’équipe.
© Bastien Pietronave / Pokaa
Une fois les repas préparés, la seconde équipe prendra le relai. Les marmites norvégiennes en inox, les cagettes de fruits et les caisses de yaourts devront alors être chargées dans la camionnette. Elles seront ensuite réparties. Dans l’emblématique bus de l’association, on disposera les repas à destination des personnes isolées. Dans la camionnette, on laisse tout ce qui sera dévolu aux familles.
Et au cours de la soirée, tout cela sera distribué inconditionnellement aux personnes dans le besoin, sur le parvis de la gare centrale et à la gare routière d’Étoile-Bourse.
© Association Abribus / Document remis
« Je sais que 600 personnes vont manger »
Dans la cuisine, Renée est penchée au-dessus des fourneaux, elle émerge d’un nuage de vapeur qui sent bon les légumes. La spatule qu’elle tient entre ses mains mesure bien ½ Renée à elle toute seule, mais ce n’est certainement pas ça qui ferait peur à la bénévole.
Elle touille, touille et touille avec la vigueur de quelqu’un qui sait le caractère nécessaire de sa besogne : « Quand je rentre chez moi, je sais qu’on a préparé à manger pour 600 personnes. Donc je sais que 600 personnes vont manger. »
© Martin Savail / Pokaa
Tout aussi dévouée à sa tâche, Brigitte étale du papier sulfurisé dans des bacs gastro. Avec sa louche – qui n’a rien à envier à la spatule de Renée – elle y verse l’omelette qu’elle envoie au four. La cadence est soutenue puisqu’elle en profite pour récupérer celles qui en sortent cuites et, en quelques gestes précis, les quadrille en larges parts rectangulaires.
Dans la vie, Brigitte bosse en labo, ce qui ne l’empêche pas de se rendre disponible tous les jeudis depuis sept ans. De quoi susciter l’admiration de Renée, « pensionnaire » comme elle dit en souriant.
© Martin Savail / Pokaa
Concentrée au-dessus de son plan de travail, Marianne lève des filets de haddock. Cette directrice de brasserie vient pour la deuxième fois dans la cuisine d’Abribus, après une année passée à la distribution : « J’avais envie de voir comment ils faisaient et filer un coup de main. Ce ne sont pas des personnes issues de la restauration mais elles font à manger pour 600 personnes en très peu de temps et de manière vraiment qualitative. »
Et après ces deux premières expériences, son verdict est sans appel : « En fait, ils ont développé des techniques de restaurateurs sans le savoir, à force de devoir se débrouiller. Vraiment, je suis très très impressionnée par ce qu’ils produisent, que ce soit en termes de qualité, de diversité ou de quantité. »
© Martin Savail / Pokaa
Dans la pièce adjacente, Zakia et Nadine ont terminé la découpe du pain. Attablées avec d’autres bénévoles, elles enroulent des couverts dans des serviettes. Patrick est l’un d’entre eux : « Les couverts, c’est le moment où on prend le temps de discuter. C’est très convivial ! » Manutentionnaire et passionné de cuisine, il vient depuis deux ans et demi pour apporter sa pierre à l’édifice.
De son côté, Didier est prof à la retraite. Lui justifie sa présence par un constat : « Il y a une énorme pauvreté à Strasbourg, et elle augmente. » Lorsqu’on évoque avec lui les perspectives d’espoir, Didier dresse un tableau plutôt pessimiste quant au contexte global.
Pas de doute pour lui : l’engagement est politique. « On ne peut pas dire que le monde va dans le bon sens en ce moment. Mais ici, ce qui fait plaisir, c’est de voir l’énergie, le mélange, les différences sociales, on n’a pas les mêmes origines ou générations… Mais on est là pour une raison et dans une excellente ambiance. On n’est pas prêts d’arrêter. »
© Martin Savail / Pokaa
« On fait le travail de l’État et ce n’est pas tenable »
Si ce jeudi, Sumitra dénombre un peu plus de 500 repas chauds préparés, Brigitte et Renée se rappellent de la tension des années précédentes : « Les trois dernières années, on était à nos limites, on ne pouvait pas faire plus. On allait jusqu’à 700. Mais ce n’est pas possible ! Pour l’instant ça va, mais ça ne veut pas dire que d’ici janvier on ne va pas augmenter. »
C’est surtout pendant la période du Covid qu’elles notent une augmentation de la fréquentation. Et si la demande croît, ce n’est pas forcément le cas des moyens. Alors Brigitte raconte une adaptation nécessaire : « Avant le Covid, on faisait dans les 200 repas. On faisait tout nous-mêmes, on avait beaucoup plus de choses à donner à chaque personne démunie. Maintenant, au niveau du contenu, on fait comme on peut avec les denrées qu’on a. »
© Martin Savail / Pokaa
Concernant les approvisionnements, la situation est de plus en plus tendue : « on a beaucoup moins que ce que l’on avait à une époque », nous confirme Isabelle, qui chapeaute l’opération du jour avec Sumitra. Selon elle, la tension est globale et touche tous les acteurs associatifs, qui font tous face à une augmentation des demandes.
Cette tension sur les approvisionnements résonne avec la remarque faite en cuisine par Marianne, entre deux filets de haddock. Professionnelle de la restauration, elle a déjà donné des produits à Abribus et s’étonne que peu de ses collègues ne fassent de même : « La restauration n’a pas mis grand-chose en place pour éviter la perte alimentaire. C’est aussi une question de réflexe. »
Elle balaie l’idée de rejeter la faute sur une quelconque réglementation : « Si l’on respecte les chaines du froid et qu’on donne une denrée alimentaire qui n’est pas en péremption, tout va bien ! Et en tant que professionnels de la restauration, on connait les mesures d’hygiène, on est beaucoup plus à même de savoir ce qu’on peut donner ou pas. »
© Martin Savail / Pokaa
Les bénévoles les plus ancien(ne)s se rappellent des distributions pré-Covid : les bénéficiaires étaient accueilli(e)s dans le bus, les collations en plus, la convivialité. « Depuis le Covid, on fait du take away. Et de toute façon maintenant il y a trop de monde, on ne pourrait plus faire autrement », explique Isabelle.
À la base, on a changé à cause de la distanciation sociale. Et après, il y a eu une énorme augmentation de la demande, donc on a dû simplifier. Si aujourd’hui les gens mangeaient à l’intérieur, on ne s’en sortirait plus.
Isabelle, bénévole Abribus
© Martin Savail / Pokaa
Du côté des bénévoles, le sentiment d’engagement contre la précarité cohabite parfois avec l’indignation. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle vient chaque jeudi, Nadine n’hésite pas une seconde : « Que des gens n’aient pas à manger dans un pays riche ? C’est une situation révoltante ! »
Cet été, les distributions estivales – coordonnées par plusieurs associations, dont Abribus – atteignaient la limite de leurs capacités avec 450 repas par jour. De quoi illustrer la gravité de la situation quotidienne, selon Sumitra : « Il faut se rendre compte que les distributions estivales, c’est de l’alimentation d’urgence. Là, lorsqu’on fait 600 repas par soir, ce n’est plus de l’urgence, c’est du quotidien : on fait le travail de l’État et ce n’est pas tenable. »
Au-delà du nombre de personnes se présentant aux distributions, ce qui inquiète les bénévoles, c’est la part des familles. Elle a explosé. Alors qu’Isabelle se souvient de « quelques familles » avant le Covid, celles-ci représentent désormais la moitié des bénéficiaires : « Rien de tout cela n’est normal ni acceptable. »
Pour prendre contact avec l’association Abribus ou pour filer un coup de main, c’est juste ici.
Comme Abribus, de nombreuses associations sont mobilisées à Strasbourg et distribuent des repas ou des équipements de première nécessité pour lutter contre la précarité. Parmi elles :
Et bien d’autres…