INA
Coralie, rescapée du Bataclan, interrogée pour le « Programme 13-Novembre » en 2016, 2018 et 2021.
13-NOVEMBRE – « Je me sens coupable et à la fois je n’y suis pour rien. On me l’a suffisamment dit, mais c’est quelque chose qui est encore très présent aujourd’hui. » Le récit de Manon, témoin oculaire des attentats du 13 novembre 2015, résonne chez de nombreux rescapés. Le documentaire 13 novembre, nos vies en éclats, diffusé ce lundi 3 novembre à 23 h 20 sur France 2, revient sur l’impact psychologique de ce drame, au fil des ans, sur ceux qui restent.
Dans les mois qui ont suivi les évènements, un vaste projet de recherche est lancé par le CNRS et l’Inserm, en partenariat avec l’INA et l’ECPAD. L’objectif de ce « Programme 13-Novembre » est de recueillir la parole de près de mille témoins : habitants des lieux touchés, rescapés, familles de victimes, soignants, membres des forces de l’ordre…
« Le 13 novembre représentait une situation unique et un cadre d’étude exceptionnel : tant de personnes ayant vécu le même évènement. Et avec une volonté incroyable de témoigner, notait en janvier auprès du HuffPost Francis Eustache, neuropsychologue et directeur de recherche à l’École pratique des hautes études (EPHE), qui codirige ce programme avec l’historien Denis Peschanski du CNRS. On analyse l’influence réciproque de la mémoire individuelle et de la mémoire collective. »
« Je me sens coupable de ne pas avoir été blessée »
Dix ans après les attentats, le programme est toujours en cours : interrogés et filmés à trois reprises (2016, 2018 et 2021), les témoins doivent participer à de derniers entretiens en 2026. Parmi les 4 500 heures déjà enregistrées et constituant une véritable archive vivante, le documentaire de la réalisatrice Valérie Manns, dont la bande-annonce est à voir ci-dessous, retrace le parcours de 27 personnes. Dont celui de Manon, qui se trouvait en terrasse dans le 11e arrondissement, à quelques mètres des fusillades.
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« Il y avait de la lumière partout, de la musique, c’était super cool. Et j’ai vu des gens tomber, se rappelle-t-elle, interrogée une première fois en 2016. Je pensais que c’était des pétards, mais je ne comprenais pas pourquoi les gens tombaient. Je me disais que c’était pour se cacher. Et d’un coup, tout le monde a commencé à courir dans tous les sens. Et moi, je continuais à fumer ma cigarette tout en regardant ça. »
Le sentiment principal qui habite la jeune femme depuis, c’est la culpabilité. « De ne pas avoir été blessée. De ne pas avoir été capable de sortir du restaurant pour aller aider tous ces gens. Je me sens coupable et à la fois je n’y suis pour rien, confesse-t-elle, lors de l’entretien effectué en 2021. J’ai vu des gens allongés par terre, très mélangés. J’ai assisté aux 5 dernières minutes de leur vie et c’est ça, je crois, qui est le plus difficile. » Six ans après les attentats, la quasi-totalité des personnes interrogées dit expérimenter des troubles post-traumatiques. On estime à 4 000 le nombre de victimes physiques et psychiques.
« C’est une pliure au milieu de ma vie »
Philippe, major de la Garde républicaine présent aux abords du Stade de France le soir du 13 novembre, a vu l’un des terroristes qui venait de se faire sauter, mort, à genoux sur le sol devant lui. Il ne se passe pas un jour sans qu’il y pense. « Cela va peut-être choquer, mais j’aurais tellement voulu au moins recevoir un petit boulon, quelque chose, avoue-t-il, lui aussi rongé par la culpabilité. Je n’ai rien eu. Je me suis fait faire un petit tatouage afin de marquer ma peau. »
Yann, lui, dînait au Petit Cambodge à la veille de ses 40 ans : « Le rythme était celui-ci : “Ta-ta, ta-ta-ta”. J’étais épaule contre épaule avec mon frère, et j’ai eu cette impression bizarre de me dire : je suis en train de me protéger derrière mon frère… Qui est l’une des personnes les plus importantes pour moi. » L’évènement, au cours duquel il a été touché par une balle, l’a marqué au plus profond de son être.
« C’est une pliure au milieu de ma vie. Ça n’a pas duré très longtemps, la fusillade. 45 secondes à 1 minute. Mais il y a un avant et un après », résume-t-il en 2018, décrivant un état « dépressif ». Flora, elle, était ce soir-là au Carillon avec sa sœur. Au sol, elles ont échappé aux balles. « Y’avait un mec qui pissait le sang à côté, moi je ne l’ai pas aidé, se rappelle-t-elle. (…) Il demandait de l’aide, il hurlait. Je ne lui ai même pas donné la main. Je me suis sentie hypercoupable d’avoir été égoïste. » Elle repense souvent aux victimes. « Ils nous ont protégés, les gens qui sont morts. S’ils n’avaient pas été là, c’est nous qui aurions eu les balles, ils faisaient écran », conclut-elle.
« Le simple fait de vivre est déjà exténuant »
Coralie, blessée par balle au Bataclan, s’en est sortie en parvenant à atteindre une issue de secours en rampant, après avoir été piétinée par une trentaine de personnes. Elle porte encore la trace sur la cuisse d’un talon aiguille qui lui a marché dessus. Elle a toujours du mal aujourd’hui à s’insérer dans la vie « normale », à trouver un travail.
« Depuis le 13 novembre 2015, est-ce que des images ou des pensées vous reviennent d’un seul coup, en dehors de votre volonté ? Est-ce qu’elles vous semblent si vives et détaillées que vous avez l’impression de revivre la scène ? » À ces questions, Coralie répond « oui », lors des trois entretiens. Un ressenti que partage Frédéric, qui a passé deux heures allongé sur le sol de la fosse du Bataclan, avant d’être libéré par les forces de l’ordre. En 2021, il confie que « le simple fait de vivre est déjà exténuant ». « Ça me fout vraiment la trouille, ajoute-t-il. Je suis en pleine déchéance, j’ai 55 ans et j’en ai encore 30 à vivre. Je veux aller mieux que ça avant, quand même. »
Yann, rescapé des terrasses, ressent le même abattement. En 2021, il explique qu’avec le recul, il se rend compte que les attentats l’ont empêché de concrétiser son désir d’enfant. « Je ne me suis pas senti les épaules, regrette-t-il. C’est un peu dur, ça vient vraiment de l’attentat, car sans cela, la vie ne se serait pas déroulée de la même manière. »
Manon, elle, a une peur qui domine : celle d’oublier. « Je vois bien que mes souvenirs changent, qu’ils évoluent, qu’ils disparaissent. Et je n’ai pas envie », redoute-t-elle en 2021. Ce film et ce programme vont dans le sens inverse : archiver et graver la parole de ceux qui restent, qui forment ensemble le puzzle de notre mémoire collective.