« Les gens ordinaires sont devenus les otages de cette guerre », déplore Artem Oliinyk, analyste chez Crimea SOS, une ONG de défense des droits humains créée en 2015 qui contribue à la « désoccupation de la Crimée et à sa réintégration en Ukraine ». Pour lui, le terme « russification » désigne « la politique d’assimilation russe visant à éliminer toutes les formes et manifestations de l’identité nationale ukrainienne ».
Les « objectifs profonds » de Vladimir PoutineIntégration forcée
« La russification ne signifie pas que les enfants à l’école sont forcés de lire des volumes de Tolstoï et de Dostoïevski, ou que les adultes sont persécutés pour leur russe non grammatical », précise Artem Oliinyk. Il s’agit d’un processus plus insidieux « qui prendra des générations à rectifier ».
Dans un rapport dédié à la stratégie d’occupation russe en Ukraine, l’Institute for the Study of War (ISW) explique ainsi que « Moscou cherche à persuader Kiev et ses partisans que l’intégration forcée de l’Ukraine dans la Russie, et l’élimination de l’identité ukrainienne qui en résulte, sont permanentes et irréversibles afin que le Kremlin puisse entièrement dominer ces territoires et ces peuples pour son propre profit. »
« Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il la veut dans sa totalité et en faire un pont vers l’Union européenne »Langue ukrainienne invisibilisée
Cette stratégie se matérialise d’abord sur le plan linguistique. En Crimée, « il n’y a plus un seul établissement dont la langue d’enseignement est l’ukrainien. La langue elle-même a cessé d’être proposée, même en tant que cours facultatif », regrette Artem Oliinyk. Dans les territoires envahis depuis 2022, parler ukrainien dans l’espace public ou sur les réseaux sociaux est considéré comme un acte déloyal par les autorités russes. Beaucoup de professeurs ont été forcés de choisir entre enseigner exclusivement en russe ou démissionner.
En Crimée, plus de 1 600 Ukrainiens sont passés devant les tribunaux d’occupation en Crimée pour « discrédit » de l’armée russe
Les citoyens ukrainophones trouvent ainsi de moins en moins d’interlocuteurs avec qui parler leur langue maternelle. D’après les chiffres de Crimea SOS, plus de 1 600 Ukrainiens sont passés devant les tribunaux d’occupation en Crimée pour « discrédit » de l’armée russe : à savoir s’exprimer en ukrainien sur les réseaux sociaux, y publier une photo du drapeau ukrainien, écouter de la musique ukrainienne, porter des vêtements traditionnels ukrainiens… même si vous êtes un enfant. « Toute personne susceptible d’éveiller des soupçons peut être détenue, enlevée, emprisonnée, soumise à la torture et détenue pendant des mois sans qu’aucune accusation claire soit portée », rapporte Artem Oliinyk.
« Il est difficile de trouver une violation des droits humains que la Russie n’a pas encore commise en Crimée »Endoctrinement
Les jeunes Ukrainiens sont la cible principale de cette russification. À l’école, les enfants écrivent des lettres de gratitude aux « héros » de la guerre contre l’Ukraine, leur envoient des colis et tissent des filets de camouflage. De nouvelles matières ont été ajoutées, comme « les principes fondamentaux de la vie de famille » qui met l’accent sur « l’éveil chez les élèves du désir de créer une famille forte, nombreuse et heureuse » et stigmatise les personnes de la communauté LGBT.
Le 24 octobre dernier, dans l’oblast de Kherson, des parachutistes russes ont donné des « leçons de courage » à des enfants âgés de 6 à 18 ans sans parents – et donc, particulièrement vulnérables. Selon les photos, ils leur ont permis de manipuler leurs armes. Certains enfants auraient ensuite exprimé leur intérêt pour des études militaires supérieures en Russie, s’est félicité le ministère russe de la Défense.
De nouvelles matières ont été ajoutées au programme scolaire, comme « les principes fondamentaux de la vie de famille ».
Cette éducation militaro-patriotique, dans laquelle le Kremlin a investi des millions de roubles, inclut également des voyages culturels en Russie. Le 6 octobre, par exemple, 600 enfants ukrainiens ont été emmenés à Saint-Pétersbourg, où ils ont notamment visité un mémorial militaire soviétique. Selon ISW, qui se base sur les chiffres du ministère russe de l’Éducation, des dizaines de milliers d’enfants ukrainiens ont déjà été « russifiés » depuis 2022.
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Le Kremlin tente en outre de modifier le paysage démographique des zones occupées à travers une campagne de « passeportisation ». En Crimée, « sans passeport russe, vous ne pouvez pas voir un médecin, inscrire votre enfant à l’école ou à la maternelle, aller travailler ou recevoir une pension ou des prestations », raconte Artem Oliinyk.
Ailleurs en Ukraine, une prime de maternité est octroyée si les parents demandent la nationalité russe pour eux et leur nouveau-né. Les familles russes sont également encouragées à adopter des enfants ukrainiens. D’un point de vue plus symbolique, les certificats de naissance ne sont délivrés plus qu’en russe, augmentant le nombre de prénoms russifiés.
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En Crimée, sans passeport russe, vous ne pouvez pas voir un médecin, inscrire votre enfant à l’école ou à la maternelle, aller travailler ou recevoir une pension ou des prestations.
En parallèle, Moscou encourage ses citoyens à s’installer dans les zones ukrainiennes occupées. En Crimée, depuis 2014, la Russie a « importé » environ un million de Russes dans les administrations locales : fonctionnaires, juges, enseignants, personnel médical… mais aussi des retraités qui viennent profiter de la côte au climat doux et ensoleillé. Le gouvernement russe verse également une prime de deux millions de roubles (24 000 dollars) aux enseignants qui s’installent ailleurs en Ukraine occupée.
Artem Oliinyk met en garde : la russification ne cherche pas seulement à effacer l’identité ukrainienne, elle prépare une extension du conflit. « Nous ne savons pas si un nouveau 24 février aura lieu demain ou dans dix ans, mais les Russes cultivent la haine de l’Ukraine dans les territoires occupés. » Les hommes qui obtiennent la nationalité russe sont contraints de s’enrôler. « Ils seront donc probablement obligés de se battre contre leurs propres compatriotes ».