QUENTIN DE GROEVE / Hans Lucas via AFP
Sébastien Lecornu, ici le 31 octobre 2025 à l’Assemblée
POLITIQUE – Tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait rien. Alors qu’en ce début novembre, le scénario – inédit sous la Ve République – d’un recours aux ordonnances pour faire adopter le budget de l’État et-ou celui de la Sécurité sociale prend de l’ampleur, une question à 44 milliards d’euros s’impose : si Sébastien Lecornu décide effectivement de recourir à l’article 47 de la Constitution, fera-t-il passer les versions gouvernementales qui ne conviennent à personne ou celles amendées par le Parlement, qui ne mettent pas grand monde d’accord non plus ?
L’article 47 de la Constitution dispose que « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours » sur le PLF et de 50 jours sur le PLFSS « les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance. » Ni plus, ni moins. Il n’est nulle part fait mention du texte à privilégier. La loi organique relative aux lois de finance (dite LOLF) qui encadre leur examen n’en dit pas davantage.
Ce qui fait dire aux oppositions, France insoumise et RN en tête, que le Premier ministre joue la montre pour pousser les parlementaires à dépasser la date limite du vote, fixée au 23 décembre, afin de légiférer par ordonnance et imposer ainsi sa version initiale du texte. Dit autrement : une version expurgée des modifications apportées par le Parlement durant l’examen.
Ni règles établies, ni jurisprudence
Le Premier ministre s’est plusieurs fois défendu de toute arrière-pensée dans ce sens. Le 3 novembre, la ministre des Comptes publics Amélie de Montchalin s’est engagée à « transmettre » au Sénat « tous les amendements » au projet de budget 2026 « votés » par l’Assemblée nationale, afin d’éviter que la Chambre haute examine le texte initial du gouvernement sans les (nombreuses) modifications déjà apportées par les députés. Un avant-goût de la conduite du Premier ministre en cas de passage par ordonnance ? Rien ne permet de l’affirmer.
« Rien ne prévoit en droit » que le gouvernement reprenne la version modifiée par le Parlement en cas de recours aux ordonnances, confirme le constitutionnaliste Benjamin Morel au HuffPost. Jean-Pierre Camby, docteur en droit, ancien administrateur des services de l’Assemblée nationale et co-auteur de La Réforme Du Budget De L’État. La Loi Organique Relative Aux Lois De Finances (ed. LGDJ) se montre tout aussi prudent : « On ne sait si le texte de l’ordonnance peut (ou doit) tenir compte des amendements adoptés et des votes parlementaires sur le projet de loi de finances et si elle doit ou non être soumise à ratification », écrit-il le 7 octobre dans Le Club des Juristes.
Depuis l’instauration de la Ve République, aucun gouvernement n’a eu recours aux ordonnances pour faire passer son budget. « On n’a aucun précédent », confirme Benjamin Morel. Tout est donc à écrire… ou presque. Car en réalité, la question s’était déjà posée sous un gouvernement précédent (et pas si ancien) et de premières ébauches de réponses avaient été formulées.
Avant Lecornu, cette instance de Matignon avait déjà une préférence
Retour au début de l’hiver 2024. L’Assemblée renouvelée est plus morcelée que jamais et l’instabilité politique s’installe. Avant même la censure de Michel Barnier, le Secrétariat général du gouvernement (SGG) prend les devants et interroge tous les scénarios possibles pour permettre l’adoption du budget 2025. Et dans ce document d’une vingtaine de pages dévoilé par le média professionnel Contexte, l’option d’un budget par ordonnance, inédite et donc à la forme « incertaine », est très sérieusement étudiée. Et notamment la possibilité pour « les amendements adoptés à la fois par l’Assemblée nationale et par le Sénat » d’être « intégrés au projet adopté par ordonnance. »
Deux réponses possibles sont alors données. La première s’appuie sur les travaux de Paul Amselek, docteur en droit et auteur de Le budget de l’État sous la Ve République. Dans ce livre évoqué dans une note de page du SGG, le juriste estime que le gouvernement peut « seulement faire entrer en vigueur le projet même qui a été déposé, qui était examiné par les Assemblées, modifié, le cas échéant, par les amendements adoptés par elles ». Une analyse qui ne serait donc valable que pour les amendements votés par les deux chambres.
Mais le SGG ne penche, de toute façon, pas pour cette solution. Il estime, « fermement », que l’option « la plus sécurisante sur le plan juridique », est bien celle du projet de loi initial du gouvernement. « Lui seul qui peut être mis en œuvre par voie d’ordonnance, donc sans amendement », établit la note, affichant ainsi clairement sa recommandation.
Simple organisme administratif rattaché à Matignon, le SGG n’a qu’un rôle de conseiller juridique du gouvernement. Sébastien Lecornu est donc libre de choisir l’une ou l’autre des solutions évoquées. Une autre possibilité, soufflée par certains au sein même du bloc central, consisterait à revenir sur sa parole en utilisant finalement le 49.3. Tout aussi explosif et sans garantie d’avoir in fine ni budget à la fin. Ni de Premier ministre.