C’était il y a si longtemps et c’était hier en même temps. Dany Fernandez porte un chemisier rose et blanc. Elle n’en finit pas de faire des moulinets avec ses bras, comme percluse d’une agitation intérieure qu’elle ne parviendrait pas à dompter extérieurement. Ses cicatrices sont encore à vif. Le souvenir reste si lourd à porter.
Près de vingt ans après l’incendie du bus 32, dans les quartiers nord de Marseille, qui a failli coûter la vie à Mama Galledou, une jeune étudiante brûlée aux deuxième et troisième degrés sur 62% de son corps, Dany Fernandez se souvient de chacune des secondes qui ont composé et suivi le drame.
Ce 28 octobre 2006, avenue Normandie-Niemen, dans le quartier de Saint-Jérôme, elle conduisait, pour la RTM, le bus de l’enfer, celui dans lequel un des mineurs venait de jeter un mouchoir enflammé « pour faire comme à Paris » quelques semaines plus tôt et « passer à la télé »… Dès lors, la vie de Dany Fernandez, 49 ans, allait basculer.
La conductrice en est sortie miraculeusement indemne sur le plan physique, mais elle a gardé d’irrépressibles souvenirs et d’indéniables séquelles psychologiques. Elle a d’ailleurs fait plusieurs tentatives de suicide. Elle a aujourd’hui 63 ans. Cette affaire reste symbolique des premières violences urbaines dans la cité phocéenne. Jusque-là, on invoquait, presque en forme de sorcellerie, le soleil, l’OM et le tissu social des quartiers nord pour dire que Marseille n’était pas tout à fait comme les autres villes de France…
Dany Fernandez passe ses nuits dans la douleur
« Je vais très mal, s’épanche Dany Fernandez. J’ai dû prendre quinze kilos. Je suis vite essoufflée. Je souffre de maux de tête. J’ai des douleurs permanentes dans la jambe droite. Comme la sensation de déchirures musculaires. Je passe mes nuits à gémir. » Parler, revenir sur le détail des faits est, pour elle, une douleur réactivée. Mais elle se l’impose, comme si elle devait en passer par là. Dany Fernandez a toujours regardé la réalité en face. Elle ne s’est jamais dissimulée. Elle est très croyante. Elle ne cherche ni excuse absolutoire ni faux-fuyant.
Je voudrais vous dire tout ce à quoi j’ai assisté ce soir-là. La boule de feu s’est arrêtée à deux mètres de moi. A la RTM, on portait habituellement des chemises en satin. Ce jour-là, heureusement, j’avais mis une chemise en coton que mon frère m’avait passée. Cela m’a sauvée. Un signe du destin sans doute… Je ne sais pas pourquoi ça m’est arrivé, tout ça ! J’ai toujours essayé d’être droite avec les valeurs que m’avaient enseignées mes parents qui étaient ouvriers. Je ne comprends pas pourquoi ça m’est tombé dessus ! Moi, j’ai été condamné à perpétuité ! Je n’en peux plus, c’est trop pour moi ! »
Sa culpabilité « de ne pas avoir pu sauver la petite » © Robert Poulain- « Je répétais à Mama Galledou: Mama, parlez-moi, restez éveillée ! »
Souvent, très souvent, trop souvent, elle revient sur sa culpabilité de « ne pas avoir pu sauver la petite », comme elle dit.
Il était 21h05. Je suis partie avec le blouson pour sauver Mama Galledou. Elle courait dans tous les sens, mais en courant, elle activait les flammes. J’ai encore dans le nez cette singulière odeur de chair brûlée. Ensuite, je l’ai prise dans mes bras pendant dix minutes. A l’âge de 20 ans, j’avais fait une formation de secouriste du travail. Mais je n’ai pas pensé à lui jeter de l’eau sur la peau. Je lui disais: Mama, parlez-moi, restez éveillée ! Sa peau se détachait sous le tissu qu’elle portait. »
Heureusement, les pompiers sont arrivés très vite. Dany s’est souvenue qu’à l’âge de 9 ans, elle-même avait été grièvement brûlée en manipulant de l’eau bouillante. « Peut-être que l’idée de savoir à quel point Mama Galledou pouvait souffrir a été pour moi un retour en arrière? » glisse-t-elle. C’est à cet âge qu’elle décidera dans sa tête de « devenir médecin », mais elle arrêtera finalement les études en quatrième année.
De très modiques indemnisations de 0,04 à 0,12 euro sur ses comptes bancaires
Les auteurs présumés voulaient « brûler un bus » et « passer à la TV », un an après les terribles émeutes en banlieue parisienne liées au CPE (Contrat de première embauche)… Six d’entre eux avaient moins de 18 ans, deux avaient moins de 16 ans. « Cela fait trois semaines qu’ils préparaient leur coup, reprend Dany. L’un d’eux portait des béquilles pour faire arrêter le bus plus facilement. Parce qu’en théorie, on n’avait pas le droit de s’arrêter en dehors des arrêts balisés. Ils sont montés avec un litre et demi d’essence. L’un d’eux a enflammé un mouchoir. C’était bien prémédité. »
Pendant longtemps, Dany Fernandez a reçu mensuellement sur ses comptes bancaires de très modiques sommes. Des indemnisations de misère : 0,04 euro ici, 10 euros là, comme ce 14 mai 2009. Elle nous en montre les relevés. « Pour avoir droit aux réductions de peine, explique-t-elle, il fallait qu’ils se comportent bien, qu’ils entendent le processus d’indemnisation… Ça a duré six à sept mois. »
Mama Galledou, c’est un peu comme si c’était ma petite… »
© Robert Poulain. « Mon travail n’était pas facile tous les jours. Il fallait parfois affronter les insultes, les crachats, mais il y avait aussi des gens qui étaient sympas avec les chauffeurs. »
Mama Galledou a survécu. De greffe de peau en greffe de peau, sa vie sera un long chemin d’abnégation et de douleurs. Elle est aujourd’hui nutritionniste. « Deux ou trois ans après les faits, je suis allée la voir chez elle. C’est un peu comme si c’était ma petite… Je souffrais pour elle. Ce qui m’a remonté le moral, c’est que Mama ait survécu à tout cela, c’est l’idée qu’elle allait vivre. C’était la lumière au bout du tunnel, au bout de toute cette noirceur… »
De son métier, elle dit qu’elle l’a beaucoup aimé : « Mon travail, je le faisais correctement, consciencieusement, et même si cela n’était pas facile tous les jours, j’avais signé en toute connaissance de cause. Il fallait parfois affronter les insultes, les crachats, mais il y avait aussi des gens qui étaient sympas avec les chauffeurs. Ils nous offraient des gâteaux. J’avais des projets de carrière. Ce 28 octobre 2006, tout a basculé… »
Les messages de soutien et la médaille de Sarkozy
« La direction de la RTM a été très bien. Elle s’est très bien comportée avec moi. Elle est restée très attentive à ma situation. » Finalement, Dany a été indemnisée à hauteur de 39 000 euros. « J’ai reçu de jolis témoignages, des soutiens anonymes, comme ce couple de conducteurs de la région de Strasbourg qui m’a écrit pour me réconforter. » Elle restera en arrêt de travail jusqu’à la fin 2007. A ensuite été mutée au service formation. Elle a repris de janvier à août 2008, avant de replonger. « Je me suis vite heurtée à la jalousie de certaines collègues de travail, qui estimaient que j’avais brûlé les étapes. »
Placée en invalidité maladie en avril 2009
« J’ai voulu un temps reprendre le volant, ajoute-t-elle, mais on m’a dit: s’il t’arrive quelque chose, on te perd complètement ! » Elle reprendra en janvier 2009 au service des achats, avant de cesser toute activité et d’être placée en invalidité maladie en avril 2010. « A l’époque, je prenais vingt cachets par jour, dont quatre Lexomil. Et je pleurais. » Elle fera alors quelques séjours en psychiatrie à la clinique Mon Repos, à la clinique des Trois-Lucs, à l’hôpital Laveran et à L’Escale à Saint-Victoret.
Au mois d’août 2010, elle écrit au ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy pour lui raconter ses souffrances. Elle est « montée » à Beauvau, où le ministre lui a remis la médaille pour acte de courage et de dévouement. « Mais j’estime que j’ai pas fait assez pour le mériter », observe-t-elle. Le 14 juillet 2007, elle sera invitée à la Garden Party de l’Elysée: « C’est quelqu’un de bien, Sarkozy. Il a été présent ». « L’un des hommes de sa vie », insiste-t-elle, avec Me Gilbert Collard, Me Thierry Mudry et Me Stéphane Cohen, ses avocats, avec son psychiatre aussi, le Dr Emmanuel Richard, qui la suit depuis 2008 et auquel elle rend un vibrant hommage. « Jean-Claude Gaudin aussi a été génial avec moi », ajoute-t-elle.
Ses aigreurs envers la justice française
Envers la justice, elle garde néanmoins quelques pointes d’amertume. Des aigreurs ressassées. Comme en ce jour de 2007, jour de confrontation, où la juge, dans son cabinet, a proposé aux prévenus un verre d’eau et un plateau repas, quand elle, victime, n’a eu droit à rien. Les auteurs ont été condamnés à des peines de trois à neuf ans de prison ferme, un seul a été acquitté. Certains ont replongé. Sont parfois retournés en prison. L’un d’eux, depuis le drame, est mort. De l’ « excuse de minorité » que certains parlementaires voudraient aujourd’hui supprimer, Dany Fernandez souhaite qu’elle soit levée « quand les faits sont graves ». La gravité ? Un sentiment qui ne l’a jamais vraiment quittée.