le grand inconnu de la défense

Brady Corbet expliquait avoir réalisé The Brutalist – sa fresque épique sur un architecte hongrois fictionnel revenu de la Shoah – parce que « le processus de faire un film est très proche de celui de construire un bâtiment ». Stéphane Demoustier ne dira pas le contraire avec L’inconnu de la Grande Arche, lui qui pense « l’architecture a en commun avec le cinéma d’être un art du prototype, avec une mise en œuvre collective et industrielle », comme il le raconte dans le dossier presse du film.

C’est ce qui ressort pleinement du récit de L’inconnu de la Grande Arche suivant Johan Otto von Spreckelsen, l’architecte danois à l’origine de la Grande Arche de la Défense (ou de ce qu’il appelait au départ, le Cube). Le film s’attarde ainsi sur les coulisses de ce chantier faramineux, commandé par François Mitterrand au début des années 80, et surtout son architecte, alors quasi-inconnu, dont les obsessions vont virer au petit cauchemar.

À la fois réalisateur et scénariste, Stéphane Demoustier livre alors une sorte de complément parfait à The Brutalist. Il explore à son tour l’enfer créatif rencontré par un artiste-architecte dont la vision s’écroule au fur et à mesure. Car si l’architecture nait d’une idée souvent solitaire, de l’imagination d’un individu, elle « devient forcément une aventure collective » pour reprendre les mots de Demoustier. Une aventure collective contrainte par les désirs de chaque individu, mais plus encore, embarrassée par des arbitrages envahissants.

C’est là que L’inconnu de la Grande Arche prend une dimension passionnante puisque, outre l’historique de l’avancée de la construction du bâtiment, le film aborde les failles d’une France très astreignante. Intelligemment, Stéphane Demoustier s’octroie le regard du Danois pour conter les obstacles rencontrés, offrant une perspective étrangère sur l’enfer du système hexagonal, croulant sous un dédale politique, économique et administratif quasi kafkaïen. Et alors, le rêve de création devient désenchantement de l’artiste sous des yeux ébahis.

Swann Arlaud, Xavier Dolan et Claes Bang dans L'inconnu de la Grande Arche

the modernist

Claes Bang, qui incarne Johan Otto von Spreckelsen, est d’ailleurs l’un des grands atouts du long-métrage. Non seulement, il est absolument excellent (comme il l’avait déjà prouvé par le passé, notamment chez Ruben Östlund avec The Square) mais en plus, sa taille imposante (1,94m) devient un symbole passionnant au cœur du récit. Presque deux têtes au-dessus des autres personnages, il s’impose physiquement (face à Swann Arlaud, Xavier Dolan ou Michael Fau) par une forme de verticalité, allégorie de ses éminentes aspirations.

Problème, ses desseins sont tellement ambitieux pour son « Cube » qu’il ne peut y arriver sans l’aide de quelques acolytes désireux aussi d’apporter leur pierre à l’édifice. Sa verticalité, qui lui colle à la peau littéralement, devient alors sa malédiction. Incapable d’accepter une forme d’horizontalité qui l’obligerait à décentraliser son pouvoir de création et à coopérer-partager, il finit par s’affaisser petit à petit, abattu par la stagnation d’une France en perte d’audace (d’un côté) et son propre orgueil artistique (de l’autre).

L'inconnu de la Grande Arche

La direction artistique et les effets spéciaux sont incroyables

Cette chute est d’autant plus émouvante que L’inconnu de la Grande Arche raconte ce passage de la gloire à la tragédie en incorporant une bonne dose d’humour et la relation maritale complexe de von Spreckelsen (dont Sidse Babett Knudsen joue l’épouse), le tout en seulement 1h46. Une densité narrative d’une fluidité folle grâce à la mise en scène de Stéphane Demoustier. Et en vérité, si L’inconnu de la Grande Arche n’a pas l’ampleur ou la majesté de The Brutalist, il n’a pas grand-chose à lui envier esthétiquement.

Pendant plus de dix ans, le Français a réalisé des films de commandes pour le Pavillon de l’Arsenal et la Cité d’Architecture. Une expérience qui lui a permis d’apprendre la réalisation sur le terrain, sans formation et pendant laquelle il a développé un intérêt vivace et sincère pour l’architecture et ses styles. Et ça se ressent tant Demoustier démontre un vrai savoir-faire pour filmer les bâtiments, leur construction ou leurs matériaux. En résulte une œuvre d’une beauté plastique ahurissante, magnifiée par une merveilleuse reconstitution historique et quelques scènes saisissantes.

Affiche L'inconnu de la Grande Arche