Plus de trente ans après la chute du mur de Berlin, une ligne invisible continue de séparer l’Allemagne de l’Est et celle de l’Ouest. Cette fracture, héritée de la guerre froide, se manifeste aujourd’hui dans l’attitude face à la Russie et à la guerre en Ukraine. Alors que l’invasion russe, lancée par Vladimir Poutine, approche de sa quatrième année, de nombreux habitants de l’ancienne Allemagne de l’Est affichent une sympathie persistante pour Moscou, bien différente de la méfiance qui prévaut à l’Ouest.
Dans la plupart des Länder occidentaux, la condamnation de l’agression russe fait consensus. Les Allemands de l’Ouest soutiennent majoritairement l’aide militaire à l’Ukraine et l’imposition de sanctions contre la Russie. La menace russe y est prise au sérieux, et le gouvernement fédéral a annoncé rétablir le service militaire volontaire l’an prochain. À l’Est, le regard est plus nuancé, parfois même critique envers la politique occidentale. Les sondages montrent que les Allemands de l’Est sont moins enclins à soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, ou à approuver la livraison d’armes à Kiev. Un sondage commandé par la chaîne ARD au début de l’année 2023 estimait par exemple que 59 % des habitants d’Allemagne de l’Est étaient opposés à l’envoi de chars Leopard à Kiev.
Ce clivage se retrouve dans les urnes. Le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui se présente comme « pro-paix » et « anti-armement », séduit particulièrement les électeurs de l’Est. Cette sensibilité prorusse s’exprime aussi dans la vie quotidienne. À Berlin-Est, le Dr Morré, historien et directeur d’un musée consacré à la capitulation allemande de 1945, a pu le constater. Interviewé par le New York Times, il raconte que, lorsqu’il a hissé sur la façade du musée un drapeau ukrainien en signe de solidarité, il a reçu de nombreux messages d’habitants du quartier et de mécènes du musée lui demandant de le retirer.
Ce sentiment prorusse n’est pas partagé par tous les anciens pays du bloc soviétique. En Pologne ou dans les pays Baltes, la crainte de Moscou est vive, et l’hostilité envers la Russie s’est renforcée depuis l’invasion de l’Ukraine. La Hongrie, en revanche, affiche une position plus ambiguë, proche de celle de l’Est allemand.
Ce phénomène surprend d’autant plus que l’ex-RDA (République démocratique allemande) a longtemps souffert de la domination soviétique. Pendant des décennies, la population a subi la répression, la surveillance et la pauvreté imposées par le régime allié à Moscou, comme le décrit le très bon film allemand La Vie des autres (2006). À la fin des années 1980, des centaines de milliers d’Allemands de l’Est sont descendus dans la rue pour réclamer la fin du régime prosoviétique et renverser le mur de Berlin. Pourquoi, alors, cette bienveillance envers la Russie est-elle palpable aujourd’hui ?
Les désillusions de l’après-réunification
La réponse se trouve peut-être moins dans le passé soviétique que dans les désillusions de l’après-réunification. Après 1990, l’Est a dû s’adapter brutalement à l’économie de marché et au modèle ouest-allemand. Beaucoup d’habitants ont perdu leur emploi, vu leurs usines fermer, et se sont sentis relégués au rang de citoyens de seconde zone. Aujourd’hui encore, les écarts de richesse et de chômage entre l’Est et l’Ouest demeurent. Si la vie s’est nettement améliorée à l’Est depuis la fin du communisme, la comparaison permanente avec les voisins de l’Ouest entretient un sentiment d’injustice et de déclassement.
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Cette perception est renforcée par le souvenir d’une période, juste après la chute de l’URSS, où Moscou semblait vouloir s’ouvrir à la démocratie et à l’Europe. Comme le souligne le sociologue Steffen Mau, interrogé par le New York Times, les contacts directs entre Allemands de l’Est et Russes sont aujourd’hui rares. Les représentations de la Russie restent donc marquées par la nostalgie d’une époque révolue, plus que par la réalité du régime actuel.
L’histoire, les désillusions économiques et la mémoire sélective expliquent donc en partie pourquoi, en Allemagne, la frontière de la guerre froide n’a pas totalement disparu. À l’Est, la Russie reste, pour beaucoup, un partenaire familier, sinon un allié, malgré les réalités du présent.
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