Lancé en 2019, le projet d’ouverture de nouvelles lignes de train reliant la France à l’Allemagne accuse deux ans de retard. Nouvel épisode, le changement par l’Etat fédéral allemand des normes de freins, qui bloque l’homologation des Régionalis flambant neufs. Et repousse encore l’ouverture à la concurrence.

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Elles sont rutilantes, les 30 rames Régiolis, achetées pour un montant de près de 400 millions d’euros par la région Grand Est. Le fruit de six ans d’une coopération initiée par le traité d’Aix-la-Chapelle, en vue de développer des lignes de train entre la France et l’Allemagne. Ce TER adapté au voltage des deux réseaux, disposant des deux types de frein en vigueur, est en mesure de rouler de manière électrique ou thermique. De quoi arpenter les sections du réseau moins fréquentées d’Alsace ou d’Allemagne, comme les grands axes. À première vue, il est parfait. Sauf qu’il ne peut toujours pas rouler outre-Rhin.

« Malgré l’élaboration commune du projet, des normes ont évolué côté allemand entre-temps », se désole Thibaud Philipps, vice-Président du conseil régional du Grand Est en charge de la mobilité et des transports. En 2024, Berlin a été confronté à plusieurs accidents spectaculaires, dont un déraillement d’un train régional avec 200 personnes à son bord. Résultat, en novembre 2024, l’Etat fédéral a brusquement fait modifier les règles encadrant le freinage d’urgence. Un système différent du français, utilisant des patins électromagnétiques. « Nos homologues des Länder concernés ont été aussi surpris que nous », reprend l’élu.

D’anciens responsables de tests ayant vécu cette modification font état de normes « beaucoup, beaucoup plus restrictives », qui ont tendu la situation. En l’état, le Coradia polyvalent TFA, le nom technique du Régiolis, ne dispose que de l’autorisation d’exploitation de l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer (ERA) expressément « limitée à la France, hors section frontières », en date du 4 octobre 2024. Et même si elle est européenne, cette autorisation n’en est qu’une dans le millefeuille normatif.

« C’est un problème minime », rassure Thibaud Philipps. Le système de freinage entre les deux pays étant différent, le Régiolis ne fait courir aucun risque aux passagers côté français, l’ERA l’ayant homologué. Les personnels roulants n’ont fait état d’aucun problème, les trains étant jugés en interne fiables et confortables. Ils n’ont d’ailleurs pas dû retourner en usine, mais il a fallu relancer un cycle d’homologation, qui prend, lui, plus de temps. « Cela devrait être validé début 2026 », estime l’élu, qui n’ose d’ordinaire plus s’avancer sur un calendrier, fort de vingt ans d’expérience dans le domaine.

À raison puisque des freins, le projet en a connu d’autres. Annoncé en grande pompe en 2019, il constituait le premier pavé sur la route menant à l’ouverture à la concurrence. Si la SNCF devait toujours fournir les machines (car elle possédait déjà des contrats-cadres avec Alstom) l’idée de la région était alors de se doter d’une flotte en vue d’étoffer l’offre transfrontalière. « Trèves, Saarbrück, Neustadt an der Weinstrasse, Karlsruhe… » En les égrenant, Thibaud Philipps semble déjà les voir, ces nouvelles destinations qui ne nécessiteront plus d’arrêt pour changer le matériel ou les conducteurs, depuis l’Alsace et la Moselle. Charge à un opérateur privé de prendre à sa charge l’exploitation ensuite.

Mais la crise sanitaire a provoqué les premiers retards. Les trains, attendus dans un premier temps pour 2023, ne sont intégralement livrés qu’en 2025 par la SNCF, s’exposant ainsi à des pénalités – un dossier étant monté en ce sens par la région –. Outre le changement réglementaire allemand qui a de nouveau fait perdre du temps, l’usine de production située à Reichshoffen a été vendue en 2021 à l’espagnol CAF par Alstom, sur injonction de la Commission européenne. « Ce retard est dû à un enchevêtrement de beaucoup de causes », résume Jonathan Seiller, conducteur de train à la CGT-cheminot secteur Strasbourg. Pour lui, l’augmentation des délais d’homologation est aussi la cause directe de la politique d’ouverture à la concurrence.

Ces retards, en tout état de cause, la repoussent continuellement, cette ouverture. Car sans trains aptes à se rendre sur les deux réseaux, la région GrandEst ne peut pas signer de contrat d’exploitation avec un opérateur privé, sous peine de se mettre à la faute.

La sortie du tunnel semble cependant en vue. D’ici avril 2026, deux lignes transfrontalières devraient, enfin, être dotées de leurs nouvelles montures : Strasbourg–Offenburg et Mulhouse–Müllheim. La première étape avant une montée en température progressive de plusieurs lignes, qui seront d’abord exploitées par les opérateurs classiques, principalement la Deutsche Bahn et la SNCF. Une fois le rythme de croisière pris, un appel d’offres sera seulement lancé pour trouver un opérateur privé. Horizon ? Fin de la décennie.

Dix ans après son lancement, ce projet de coopération aura ressemblé à une « épopée du rail » d’un genre inédit : non plus contre les plaines sauvages du Far West américain, mais contre celles, plus mornes, des réglementations européennes. Tandis que l’Union veille à l’uniformité de la courbure des concombres, les trains, eux, sont toujours soumis à des règles changeantes à chaque traversée de frontière. Une autre forme d’aventure pour les régions frontalières, forcées de collaborer à leur échelle. Non sans heurts et imprévus.