« Secret ». Le mot figure en haut et à gauche d’un courrier dactylographié daté du 6 avril 2024. En lettres capitales. Sur France 5, un documentaire sur la dette de la France et le dérapage des comptes publics depuis 2023, diffusé ce soir dans l’émission C dans l’air présentée par Caroline Roux, dévoilera en exclusivité une lettre de Bruno Le Maire, à l’époque ministre de l’Économie et des Finances et depuis sept ans à Bercy, au président de la République.

Un document qui n’avait jusqu’ici jamais été publié. Ni vu par le grand public. Or cette note, qui fait suite à d’autres envoyées par le même expéditeur au même destinataire, s’inscrit dans un contexte explosif : le dérapage des comptes publics enregistré à la fin de 2023. Suivi d’un second, encore plus violent, un an plus tard.

Démissionnaire depuis la dissolution surprise de l’Assemblée par Emmanuel Macron le 9 juin 2024, l’ex-locataire de Bercy a quitté son ministère en septembre de la même année. Il s’est depuis astreint au silence, de son propre aveu, pendant presque un an. Mais celui qui a battu le record de longévité au poste de grand argentier a néanmoins été entendu entre-temps à plusieurs reprises par diverses commissions d’enquête. Dans le cadre d’investigations parlementaires, notamment au Sénat, pour comprendre les causes de ces catastrophes budgétaires répétées. Et a priori inattendues.

Vilipendé par la quasi-totalité de la classe politique – l’ex-chef des sénateurs LR devenu ministre de l’Intérieur jusqu’au dernier remaniement, Bruno Retailleau, l’ayant affublé du sobriquet « l’homme aux 1 000 milliards de dette » –, Bruno Le Maire refuse d’être « un bouc émissaire » et tente de se défendre. Y compris face caméra, devant Caroline Roux, pour expliquer son rôle et les circonstances de la dégradation spectaculaire des finances publiques.

Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron.Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron. (Crédits : LTD/DR)

Dans cette missive en six points, l’ancien ministre, numéro deux par ordre protocolaire du gouvernement alors dirigé par Gabriel Attal, plaide auprès du chef de l’exécutif pour des mesures urgentes qui permettraient un redressement des comptes publics. « La chute des recettes fiscales en 2023 a porté notre déficit pour 2023 à 5,5 % au lieu des 4,9 % attendus. Nous avons réagi immédiatement en proposant des suppressions de crédit sur l’État pour 2024 à hauteur de 10 milliards d’euros », expose Bruno Le Maire en préambule. Qui poursuit en demandant la mise en place d’une « stratégie ambitieuse de contrôle de nos finances publiques, pour revenir sous les 3 % de déficit en 2027, conformément [aux] engagements [du président] ». Et préconise de tout mettre en œuvre, au moyen notamment d’économies supplémentaires de 15 milliards d’euros (prélèvements sur les rentes, baisse des aides à l’apprentissage, mise sous contrôle des dépenses sociales…), pour limiter le déficit à 4,9 % en 2024.

Toute stratégie d’évitement est vouée à l’échec.

Emmanuel Macron, président de la République

En vain, puisque ce dernier s’est finalement élevé à 5,8 %. Et a provoqué une déflagration durable. Conscient de l’ampleur des dégâts budgétaires, celui qui est aujourd’hui professeur d’université en Suisse – il n’a pas le droit de l’être en France – réclame également dans cette note une « LFR », une loi de finances rectificative, pour entériner les nouvelles mesures d’économies. Le président de la République ignorera l’ensemble de ses requêtes, à commencer par la dernière : « Je n’en vois pas l’intérêt », lâche-t-il aux chefs de la majorité quelques jours plus tard, le 8 avril, au sujet de la LFR. Son ancien ministre avait pourtant conclu sa lettre par quelques phrases manuscrites, notamment celle-ci : « Toute stratégie d’évitement est vouée à l’échec. »

Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron.Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron. (Crédits : LTD/DR)

3500 milliards d’euros de dette

Dix-huit mois ont passé depuis cette alerte. La note de la France, désormais premier emprunteur de la zone euro (310 milliards d’euros l’an prochain, pour un coût de plus de 70 milliards d’euros), a été dégradée à plusieurs reprises par les agences financières, dont récemment, fait rare, hors du calendrier prévu. Rien ne semble pouvoir enrayer de nouvelles détériorations des finances publiques, alors que la dette atteint 3500 milliards d’euros.

Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici (lire son interview ci-contre), le souligne : « La dette publique atteindra l’an prochain – selon les données du projet de loi de finances – 118 % du PIB. La France est en outre le seul pays de la zone euro dont la dette continue d’augmenter. » Et le déficit devrait s’établir cette année à 5,4 % du PIB – il n’était que de 2,5 % en 2018 –, retardant d’autant un retour à un seuil en deçà des 3 % pourtant promis aux autorités européennes alors que le pays fait déjà l’objet d’une procédure pour déficit excessif depuis juillet 2024.

Mais respecter cette trajectoire d’ici à 2029 impliquerait un effort de 110 milliards d’euros, dont 26 milliards à trouver dès 2026. Une perspective que les débats budgétaires à l’Assemblée nationale rendent peu plausible. D’autant moins que pour le président de la République, selon plusieurs de ses déclarations à des médias anglo-saxons, « la règle des 3 % relève d’un autre siècle »…

Parmi les multiples causes de cette crise, plusieurs sont connues. D’autres moins. Au sein de la première catégorie, les mauvaises estimations, à deux reprises, des équipes du Trésor sur les recettes fiscales attendues. En 2023 comme en 2024. Moins 11,3 milliards d’euros pour celles de la TVA et moins 2,2 milliards pour l’impôt sur les sociétés l’an dernier ! Des erreurs nées d’une moindre proportion de la consommation des ménages dans la croissance, que l’augmentation de celle des exportations n’a pas fiscalement compensée : les exportations ne sont en effet pas soumises à la TVA. Ces prévisions erronées ont déclenché une enquête du Sénat, avec – pour la première fois en un quart de siècle – le déplacement à Bercy du rapporteur général de la commission des finances, le sénateur LR Jean-François Husson, pour un contrôle « sur pièces et sur place ».

Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron.Verbatim de la lettre envoyée par Bruno Lemaire à Emmanuel Macron. (Crédits : LTD/DR)

Dans les facteurs moins connus, souvent encore plus complexes, le bien plus faible rendement qu’espéré de la Crim (contribution sur les rentes inframarginales, c’est-à-dire une taxe exceptionnelle sur les profits des énergéticiens) en 2023. Au lieu des 12,3 milliards d’euros espérés, seuls 300 millions sont rentrés dans les caisses de l’État. Mais les dépenses se sont elles aussi envolées, entre autres celles des collectivités locales (+7,1 % en 2024, au lieu des +5,7 % attendus), ou celles dues à l’indexation des pensions de retraite l’année dernière. Une décision de la Première ministre Élisabeth Borne qui a coûté plus de 6 milliards d’euros.

Face au risque d’emballement de la dette sociale, alors que le projet de loi de finances de la Sécurité sociale est actuellement débattu, aucun parti politique n’envisage un effort sur les retraites. Le poste pourtant le plus lourd des finances publiques, à 14 % du PIB. Et le plus susceptible de déraper encore, compte tenu de l’évolution démographique et du poids des pensions.

Sur France 5, un documentaire explosif

Une lettre secrète adressée au président de la République, un rapporteur du budget qui accuse l’exécutif de mensonge d’État, un ministre pas très à l’aise devant les caméras… Le documentaire diffusé par C dans l’air est explosif, car truffé de révélations. L’émission met les pieds dans le plat sur le sujet de l’endettement record de la France, devenu, entre 2023 et 2024, hors de contrôle. La journaliste Caroline Roux a interrogé pendant une heure Bruno Le Maire (l’interview sera disponible en intégralité sur YouTube dès ce soir) et l’a confronté à ses notes secrètes et aux accusations de dissimulation de l’ampleur des déficits. L’ancien locataire de Bercy se défend et renvoie la responsabilité sur… Élisabeth Borne, coupable d’avoir multiplié les dépenses sans prévenir son ministère. « Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait une interview aussi intense, raconte la journaliste. Face à moi, j’avais un homme politique qui jouait son bilan, son honneur, sa peau, car il ne veut pas rester dans l’Histoire comme celui qui a cramé 1000 milliards. »

 « La dette, un scandale français », soirée spéciale C dans l’air, documentaire réalisé par Alain Pirot et Gaëlle Schwaller, suivi d’un débat animé par Caroline Roux, ce soir à 21 h 05 sur France 5