Le marché du livre progresse… Mais les libraires locaux n’en bénéficient pas totalement. À Saverne, Bouxwiller, Phalsbourg et Diemeringen, les professionnels indépendants du livre font en effet face à une activité atone depuis des mois.

Un coup de mou persistant qu’ils attribuent principalement à la concurrence féroce des sites marchands en ligne. Et pour cause : tandis que leurs chiffres d’affaires stagnent ou reculent, l’activité des acteurs de l’édition en amont a en effet continué à croître depuis 2019, dernière année de référence prépandémie, en valeur comme en volume. De quoi susciter de sérieuses inquiétudes pour l’avenir chez les libraires du cru…

Dernières pages fin 2025 pour le Bouxwillerois « Bouq’s »

« Si les gens ne peuvent pas faire preuve d’un tout petit peu de patience pour avoir leurs livres, je pense qu’il n’y aura bientôt plus de librairies indépendantes en milieu rural… Même à Strasbourg, ça ferme ! » s’inquiète Patrick Jehl, à la tête depuis novembre 2020 de la librairie bouxwilleroise Bouq’s. Après un premier exercice 2021 encourageant, porté par le regain d’intérêt pour le livre au sortir du Covid, le gérant et sa salariée Clara Cordier ont en effet vu leur activité plonger.

Au point d’envisager désormais ouvertement une fin d’activité en décembre 2025, sauf inversement de tendance. « En décembre 2024, j’ai fait par exemple -15 % par rapport à 2023, qui était déjà moins bonne que 2022. Cette année, la semaine avant Pâques, on a fait -18 % par rapport à 2024 », détaille le gérant, qui confesse « ne pas vraiment dégager de salaire » de son activité, quatre ans après ses débuts.

Un investissement loin de payer, malgré ses efforts. « J’ai un stock d’environ 9 000 exemplaires, je ne peux pas tout avoir », regrette celui qui « paye » pourtant pour être livré deux fois par semaine, dans l’espoir de ne pas louper une vente. Avec à la clé un succès mitigé.

« Il y a trois-quatre ans, on me disait deux fois par semaine que c’était trop long. Désormais, c’est tous les jours », soupire le gérant. Une impatience à laquelle s’ajoute un intérêt moindre pour le conseil du libraire. « Beaucoup de gens viennent aujourd’hui pour un livre précis, “le livre”. Ils ne veulent pas forcément d’un autre, même du même auteur. On a l’impression que les réseaux ont raison et vous disent ce qui est bien. Je trouve qu’il y a ici un appauvrissement. »


À Diemeringen, le « Gang du livre à roulettes » reprend la route





Jennifer Daher fermera sa boutique à Diemeringen le 7 mai pour renouer avec son activité itinérante. Photo Dr

Jennifer Daher fermera sa boutique à Diemeringen le 7 mai pour renouer avec son activité itinérante. Photo Dr

Jennifer Daher a ouvert sa librairie, « Le gang du livre à roulettes », à Diemeringen, le 5 avril 2023. Un an plus tard, le 17 mai 2024, son local dans la Grand-Rue était inondé tout comme une cinquantaine d’autres commerces de cette commune de 1 500 habitants. Après huit mois de fermeture, la librairie a rouvert le 5 février. « Je n’ai jamais pu me verser un salaire et la reprise n’était pas au rendez-vous malgré les clients fidèles, mais pas assez nombreux », confie la libraire expérimentée.

Sa situation géographique, éloignée des autres boutiques du centre-ville et à proximité d’enseignes vides, n’a pas aidé à la rendre visible. « Je vais continuer mon itinérance sur les marchés, ponctuellement, en les ciblant, tout en cherchant un emploi fixe », confie Jennifer Daher qui a prévu de fermer boutique, le mercredi 7 mai.


À Saverne, la jeune librairie « Bullez jeunesse » s’accroche à son rêve





Magali Erdmann (à g.) et Laura Bernard ont lancé Bullez jeunesse ! il y a un an et demi.   Photo Paulo_Viana

Magali Erdmann (à g.) et Laura Bernard ont lancé Bullez jeunesse ! il y a un an et demi.   Photo Paulo_Viana

Derrière le comptoir de sa librairie savernoise Bullez jeunesse !, Magali Erdmann tâche de faire le point sur les débuts de sa librairie dédiée au jeune public, aux BD et aux mangas, qu’elle a fondée il y a un an et demi avec son associée Laura Bernard. Bilan : « On a fait une bonne première année mais pas aussi bien qu’on le souhaitait », analyse-t-elle. « En 2024, nous avons atteint environ 60 % de nos objectifs », précise-t-elle, soulignant toutefois que globalement, le chiffre d’affaires croît : +19 % entre novembre 2023 et mars 2025. Et sur la même période, la fréquentation a augmenté de 30 %. « On va dans le bon sens, il faut que ça continue. »

Jusqu’à présent, les deux gérantes s’activent chacune à mi-temps et doivent cumuler plusieurs emplois pour subsister, faute de pouvoir assumer deux salaires à temps plein. Quant à l’avenir, une pointe d’inquiétude se lit sur le visage de Magali Erdmann. « C’est dur de se payer à mi-temps chacune. »

Pas question, cependant, de baisser les bras. Au contraire : depuis leur ouverture, elles s’ingénient à développer des partenariats, notamment avec des établissements scolaires et divers festivals. « On veut la garder, cette librairie ! » affirme Magali Erdmann, consciente qu’elle ne saura pas « avant trois ans d’activité » si le projet est viable. Et de compter sur la spécialité jeunesse pour garder le cap. De fait, d’après la dernière étude « Les Français et la lecture » du Centre national du livre, publiée début avril, BD et mangas restent un genre prisé pour les moins de 25 ans, quoi qu’en recul respectivement de 14 et sept points par rapport à l’étude précédente, réalisée en 2023.


À Phalsbourg, « l’Arbre à papillons » ne compte pas ses heures





À l’Arbre à papillons, Frédéric et Marie-Hélène Engel constatent les effets des plateformes internet sur les habitudes de consommation de leur clientèle.   Photo Simone Giedinger

À l’Arbre à papillons, Frédéric et Marie-Hélène Engel constatent les effets des plateformes internet sur les habitudes de consommation de leur clientèle.   Photo Simone Giedinger

Marie-Hélène et Frédéric Engel ont créé leur librairie, l’Arbre à papillons à Phalsbourg, en 2014. Pour exercer son  « métier » passion, le couple ne compte pas ses heures et ne s’est guère enrichi. Auparavant, elle a été libraire salariée à Strasbourg, pendant 12 ans, et lui photographe iconographe. « Il faut une énergie hors du commun et des convictions ! » souligne Marie-Hélène avec le sourire. « Ce sont nos clients fidèles qui nous portent. »

Et d’ajouter : « Cela reste un modèle économique fragile, malgré le prix unique du livre. Pour s’en sortir, il faut faire du volume, ce qui est difficile pour les petites librairies. » Avec les périodes de confinement, lorsqu’ils étaient devenus « essentiels », les libraires ont entrevu un monde meilleur… Mais dès le retour à la normale, les habitudes de consommation, via les plateformes internet, ont repris le dessus. « Les gens ne se laissent plus surprendre et conseiller, ils ont un livre en tête et ne prennent pas le temps de regarder les autres titres », constate le couple. C’est pourtant là le cœur du métier que Marie-Hélène et Frédéric continuent à défendre passionnément.

Une activité en croissance depuis 2019 pour le secteur de l’édition

Selon les statistiques du syndicat national de l’édition, publiées dans son rapport 2023-2024 librement accessible en ligne , l’activité globale des éditeurs est engagée sur une pente ascendante sur les cinq dernières années, en valeur comme en volume. « Le chiffre d’affaires des éditeurs est passé de 2 911 millions d’euros en 2022 à 2 945 millions d’euros en 2023, soit une hausse de 1,16 %. Le nombre d’exemplaires vendus est, quant à lui, passé de 448,5 millions en 2022 à 439,7 millions en 2023, soit une baisse de 1,96 % », peut-on ainsi lire entre deux graphiques. « Si l’on compare 2023 à 2019, année de “référence” pré-pandémie, le marché du livre continue d’afficher une croissance de 4,9 % en valeur et 1,1 % en volume », ajoute le rapport, à l’aune des 2 806 millions d’euros enregistrés en 2019 au fil des 435,1 millions d’exemplaires de livres vendus. Seule l’année 2020, pour les raisons que l’on sait, s’est avérée moins porteuse avec 421,6 millions d’exemplaires vendus pour un chiffre d’affaires de 2 740 millions d’euros.

Chez Bouq’s, à Bouxwiller, un livre offert ce samedi pour la Sant Jordi

À la Sant Jordi, en Catalogne, il est de coutume d’offrir un livre et une rose. Une tradition à laquelle la librairie Bouq’s fera écho. À l’occasion de la 27e édition de la Fête de la librairie indépendante, la boutique bouxwilleroise offrira ce samedi 26 avril à ses clients, à partir de 15 euros d’achat, le livre Esprit es-tu là ? et son lot de cartes postales et marque-pages, créés exprès pour l’événement. Cette manifestation sera suivie samedi 3 mai, à partir de 14 h 30, par une séance de dédicaces de l’auteur Jean-Luc Ferrer. « Il présentera l’ensemble de ses œuvres. Il parlera notamment de son expérience de mort imminente », glisse Clara Cordier. Il sera suivi samedi 10 mai, à 14 h, par Laurent Buchheit, auteur des livres Sauter dans les flaques et Éloigner l’orage.