Julien Panié/Agat Films/Le Pacte
CINÉMA – Oubliez le centre pénitentiaire de Borgo. Direction le parvis de la Défense. Loin du polar avec Hafsia Herzi qui lui a valu deux César, Stéphane Demoustier a signé son retour au cinéma, ce mercredi 5 novembre, avec L’Inconnu de la Grande Arche, film monumental sur le chantier d’un des édifices les plus illustres du paysage parisien.
Son histoire, à cheval entre comédie et tragédie, s’inspire d’un roman de Laurence Cossé (paru chez Gallimard, en 2016), et raconte celle d’un homme, un parfait inconnu du nom de Johan Otto von Spreckelsen (Claes Bang) qui, contrairement à Bob Dylan, n’a pas d’harmonica au bord des lèvres, mais plutôt un compas dans l’œil.
En 1983, et à la grande surprise, l’architecte danois est choisi pour ériger le nouveau bâtiment voulu par François Mitterand (Michel Fau) pour rejoindre l’axe historique, cette voie rectiligne reliant déjà le Louvre à l’Arc de Triomphe. Son projet ? Un cube simple et épuré de 110 mètres de haut.
Mitterand face à Chirac
Lui n’a jamais rien construit de tel, mais n’en demeure pas moins exigeant. Il veut le marbre le plus noble, le verre le plus lisse. Qu’importent les contraintes budgétaires et les critiques, pas question de s’éloigner du plan initial. Johan Otto von Spreckelsen est intraitable avec ses collaborateurs (dont un campé par Xavier Dolan). Il les suspecte de vouloir lui « voler » son dessein.
La tension est à son comble, mais monte d’un cran supplémentaire en 1986, date de l’arrivée de Jacques Chirac au poste de Premier Ministre. C’est la première cohabitation dans l’histoire politique française. En pleine crise, François Mitterand perd la main sur son chantier. Il faut faire des économies. Le projet est dénaturé. La crise atteint son climax.
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Petite pépite pour sa drôlerie et sa fantastique reconstitution du Paris d’époque, L’Inconnu de la Grande Arche raconte non seulement avec malice la fin de cet idéal politique sur le point de basculer dans le libéralisme, mais offre aussi une réflexion efficace sur la relation tumultueuse entre l’artiste et la commande sous le prisme de l’histoire vraie d’un homme, dont la gloire fut aussi vive que la chute.
Une maison et quatre chapelles
« Spreck », comme beaucoup se plaisent à le surnommer encore de nos jours, « s’est retrouvé parachuté à la tête d’un gigantesque chantier alors qu’il n’avait construit que sa maison et quatre chapelles à Copenhague », explique Stéphane Demoustier dans les colonnes de Télérama.
Surprenant, mais tel est le CV de notre architecte lorsqu’il décroche l’appel d’offres, en 1983. À 58 ans, celui-ci a beau avoir participé et gagné plusieurs concours au Danemark et en Suède, peu de ses projets ont encore vu le jour.
À cette époque, l’église de Nagede au nord de la capitale danoise et celle de Stavnsholt à Farum sont les plus célèbres. De l’autel au mobilier, en passant par les lustres : il en a dessiné les moindres détails. Et déjà, nous précise un documentaire de France 3 baptisé La malédiction de la Grande Arche, se distingue une obsession pour la forme cubique, présente un peu partout.
Costume-sandales
Les informations sur l’homme, fils d’une famille catholique originaire d’Allemagne et Hongrie, sont minces. Ce qu’on sait, c’est que Johan Otto von Spreckelsen a été professeur d’architecture à l’Académie royale des Beaux-Arts du Danemark, un poste qu’il a occupé à partir de 1978, avant de passer directeur de l’école jusqu’à sa mort, en 1987.
Élégant, il est toujours vêtu d’un costume dans le film. Le twist ? Qu’il pleuve, qu’il vente, c’est systématiquement en sandales qu’on le voit. Était-ce bien vrai ? Mystère. Le cinéaste a, lui, voulu se servir de ce code vestimentaire pour montrer les « traces de cet ailleurs d’où il vient », et raconter son décalage avec la faune parisienne.
Julien Panié/Agat Films/Le Pacte
Swann Arlaud, Xavier Dolan et Claes Bang, ici dans « L’Inconnu de la Grande Arche ».
« Il fallait qu’on sente immédiatement que Spreckelsen pense autrement, précise-t-il dans les notes de production. En termes de cinéma, ça voulait dire montrer quelqu’un qui ne rentre pas dans le décor, qui détonne. Alors le fait qu’il soit très grand était une aubaine. Car on perçoit immédiatement qu’il n’est pas tout à fait à la même échelle que les autres. »
En compétition face à Jean Nouvel
En interview, la singularité de son esprit est frappante. « La tour Eiffel, le centre Georges Pompidou, l’Arc de Triomphe… Ce qui est drôle avec ces bâtiments, c’est qu’ils n’ont aucun rapport avec Paris, s’amuse l’inconnu danois dans une archive vieille de 1983. Comme il n’y avait pas de cube dans Paris, j’ai décidé d’en proposer un. »
Le sien a beau être simple, évident, épuré et pâle, Johan Otto von Spreckelsen espère qu’il détonnera dans le paysage. Censé refléter les idéaux humanitaires plutôt que les victoires militaires, il était prévu qu’il abrite le Carrefour international de la communication, un établissement vitrine des nouvelles technologies dans l’informatique et l’audiovisuel, abandonné à l’arrivée de la droite au pouvoir.
Sur les 424 candidatures anonymes déposées, seuls quatre projets, dont celui du Danois, ont été sélectionnés à la fin par le jury du concours, composé de grands noms de l’architecture, comme Richard Rogers, à qui l’on doit notamment Beaubourg. Parmi eux, un projet de façade en écran d’images pensé par les concepteurs du parc André Citroën, et un bâtiment sous forme de grille signé Jean Nouvel et Pierre Soria.
Plus un inconnu
Face à ces stars du milieu, dire que la victoire de Spreck est une surprise est un euphémisme. Il n’a pas d’associé, ni d’agence. Pire, il n’a reçu que quatre des voix des jurés. Son atout ? Les faveurs de François Mitterand, qu’on disait être tombé raide dingue de ses croquis poétiques. Or, comme le stipule le règlement, le président de la République détient le dernier mot.
La suite ? Le film la raconte. Le vainqueur n’a jamais vraiment accepté de travailler avec ses prestataires français, clause du règlement, là aussi. Les relations avec ses clients ont empiré de jour en jour, au point de confier à son bras droit, l’architecte Paul Andreu (incarné par Swann Arlaud), la responsabilité de la construction, en 1984. Lui s’est réservé la partie conception.
Julien Panié/Agat Films/Le Pacte
Reconstitution du chantier dans « L’Inconnu de la Grande Arche ».
Finalement, le projet par sa démesure finit par l’écraser. Dépité, il démissionne en plein chantier et découvre peu de temps après qu’il est atteint d’un cancer. François Mitterand et lui gardent secrète sa maladie, dont il meurt précocement en mars 1987. Jamais il ne verra son cube sortir de terre en 1989. Un inconnu pour lui il a été. Un inconnu pour nous le restera-t-il ? Plus vraiment grâce à ce film.