Elle s’appelle Manon Clavel. En 2019, il n’était pas donné à tout le monde, à 27 ans, de jouer la mère fictive de Catherine Deneuve, dans un film intitulé la Vérité qui était tout en trompe-l’œil, jeu de pistes, vie romancée et tournage ciné, alternant générations de femmes, vraies comédiennes, fausses actrices-autrices. De 7 à 73 ans, les âges sens dessus dessous, à califourchon, s’adonnaient au vaudeville malicieux et surréel. Le discret beau film de Hirokazu Kore-Eda made in France posait déjà la question : qu’est-ce qu’être une actrice nommée Deneuve dans le désordre d’une étude gigogne et sa déclinaison dans le rôle d’une mère, d’une fille, d’une sœur (jumelle) ?
Changement de décor, autre film d’actrice. Autre étude de femme, signée Alexe Poukine. Manon Clavel joue cette fois le rôle principal, le personnage-titre : Kika se situe à Bruxelles où, chose importante, la prostitution est décriminalisée. Au début, c’est le bonheur. Kika rencontre un nouvel amour, il s’appelle David. Qui meurt au bout de vingt minutes. Ce coup de force, le film le monte en ellipses sèches, sautes de temps maladroites pour en masquer l’arbitraire (ainsi de laisser hors-champ la mort, et de se débarrasser, ni une ni deux, des deux hommes de la vie de Kika en scènes brèves, trop évasives). Mais le coup de force est aussi ce qui justifie, dans le récit qui suit, les coups du sort et les multiples surprises d’un film qui prend le temps et tout d’abord celui d’étonner. La fiction qui se cherchait se synchronise à son personnage, à son rythme, à son deuil. Figure de mère, de fille, de travailleuse sociale et vite de travailleuse du sexe, Kika est d’abord une femme amoureuse prise au dépourvu de cette disparition soudaine.
Manon Clavel porte Kika sur ses épaules et parvient de façon impressionnante, à partir des thèmes «chargés» (précarité, deuil, prostitution, sado-masochisme), à brosser un portrait de femme sur laquelle rien ne pèse. Elle traverse le film dans un chagrin mat, souriant, anesthésié. Le rapport avec Deneuve ? C’est Belle de jour version prolo, d’un standing sordide autre. Alexe Poukine joue avec le naturalisme aussi, fait un film loin des fantasmes et «bourgeoiseries» racées de Luis Buñuel en 1967. Séverine-Deneuve, pomponnée pour les hommes, est remplacée par une comédienne à peine maquillée, son opposée BDSM. La grande idée de Kika, dans ce grand choix de casting, est de prendre le parti de la comédie, de l’incongru, du regard subtil sur les hommes. De l’affabulation à la prostitution, de la vie de famille à la vie de dominatrice, du travail social au travail du sexe, c’est une histoire d’expérimentation des limites et de se prendre ou non au jeu.
Alexe Poukine avait d’ailleurs pensé jouer le rôle-titre, comme elle avait interprété la mère paumée dans Palma, son moyen métrage de fiction. Ayant signé deux documentaires, Sans frapper, récit en ronde de confession d’un viol, et Sauve qui peut, son jeu d’échange de rôles entre soignants et souffrants en milieu «hospitalier», comme ici entre domina et clients masochistes, Poukine a renoncé à jouer dans l’hôtel de passe. La cinéaste poursuit les questions sur les faux-semblants, les rôles à tenir et ce qu’implique de manquer à son rôle. Son truc, docu ou cul, c’est le naturalisme contrarié.
Kika «kicks» donc, rôle de domina tarifé. Sans frapper, le personnage entre et sort, ouvre et ferme plein de portes, monte et descend d’étroits escaliers. Sa vie est escarpée, comme la galère de trouver de la thune et la dureté de la mort d’un amour. La difficulté à se loger, elle et sa fille. A porter les tapis ou à voir sa gamine s’allonger dessus pour marquer son désaccord. La force progressive du film, d’open space de service public en alcôves tendues de rouge pour sexe kinky, est de décoller du naturalisme, de le pervertir crescendo, avec de beaux seconds rôles. A merveille, le malsain le dispute au trouble, à la gêne, au rire, avec cet air interdit de Kika client après client, de pegging en coprophilie.
Poukine établit un jeu de la vérité particulier, par le faux, en miroir pervers : la scène chez l’homme à la paraphilie de bébé adulte va loin dans l’évocation d’un tabou – du viol des garçons par les mères. Doué d’une comédienne extraordinaire, Kika pose des questions appropriées et inappropriées, de ciné et de valeurs. Où finit l’empathie et où commence l’humiliation, la mise au service altruiste et la vampirisation de l’autre, le care et le sado-masochisme. Le film est passionnant comme piège et libération, Kika se relève en s’écroulant, pour tenir, comme elle fait son deuil, sans s’épancher. La vérité, c’est que si elle fond en larmes, ce ne sera pas sous les coups, mais sous les caresses.