Il est 11 heures ce 11 novembre, et, fait inhabituel, trente femmes investissent le terrain de basket extérieur du 144, quai de Jemmapes, dans le Xe arrondissement de Paris. Les basketteuses du jour ont délogé de là dix joueurs qui occupaient le terrain avant elles : 10 garçons et aucune fille. Elles sont venues à l’appel d’une basketteuse de rue, Aurélie Delpech, qui en avait assez de voir les terrains extérieurs trustés par les hommes. Consciente de faire partie d’«une communauté qui compte très peu de femmes», celle qui est aussi professeure des écoles souhaite «renverser la réalité, proposer un autre répertoire visuel, pour que l’espace public sportif devienne un espace de mixité». D’après les chiffres du Centre Hubertine Auclert, dédié à l’égalité femmes-hommes, 95 % des personnes qui jouent sur les «city stades» sont des hommes.

Les premières joueuses arrivent. Il y a Rose, 21 ans, représentante de l’Eiffel Basket Club en nationale 3 – c’est le cinquième échelon du basket-ball féminin en France. Elle a commencé le basket en extérieur dès l’âge de 15 ans, et elle le raconte, il a fallu «s’imposer, plus prouver des choses, face à des gars qui vont moins te faire moins confiance a priori. Il faut aussi faire avec énormément de commentaires sexistes.»

C’est l’heure des présentations avec les nouvelles venues. Marine, récente membre de Paris Gazelles, un collectif de basketball parisien ouvert aux femmes de tous niveaux, fait partie des «rookies», les novices. Elle raconte être passée «souvent devant ce terrain», mais sans s’arrêter parce qu’elle ne savait pas jouer. Ivelisse, 20 ans, en club à Gennevilliers, vient pour en découdre : «Je ne jouais plus dehors parce que c’est insupportable de jouer avec des mecs, souvent hautains et qui “bâchent” gratuitement des filles.»

A l’échauffement, chacune son ballon, premiers shoots réussis dans le panier. Mickaël fait partie des garçons qui ont laissé leur place ce matin. Habitué du terrain, il commente : «L’après-midi, il y a encore moins de filles quand le niveau s’élève, et le soir c’est peut-être un peu dangereux pour elles.» Rose aperçoit un groupe de quatre jeunes filles sur le côté, l’air hésitant. «Je vous vois là, venez, je vous jure, ça va être bien !»

Les premières oppositions peuvent commencer. Aujourd’hui ce sera 3 contre 3 sur un seul panier, en 16 ou en 21 points selon le nombre d’équipes qui attendent pour «prendre la gagne». Street basket oblige, on s’auto-arbitre. Le son de l’enceinte monte en même temps que la tension, même si l’ambiance de la matinée n’est pas à la gagne à tout prix. Le premier objectif est atteint, les filles ont pris le terrain.

Meije, 40 ans, membre du club d’entreprise de France Télévisions, joue au basket depuis ses 14 ans. «Habituée à l’environnement masculin» en bas de chez elle, où elle est souvent la seule femme, «il faut vite marquer un panier pour que les gars voient qu’ils peuvent compter sur nous». Elle est venue parce que «l’initiative est top et [que] c’est cool de jouer avec mes semblables pour une fois». C’est dans cet esprit intersectionnel, attentif aux minorités de genre, que la joueuse Carole Cicciù, qui est venue mais ne joue pas, a fondé le Comxte Club en 2021. Elle propose à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) des créneaux en extérieur, en non-mixité, une ou deux fois par semaine, avec pour but de «créer une répétition, une habitude, autant pour les personnes qui veulent jouer avec nous que pour les riverains ou les personnes qui occupent le terrain d’habitude, et qui vont se dire que c’est normal de nous avoir.»

Deux garçons sont restés, pour jouer. Il y a Ruffin, 23 ans, et Abdelkrim, 18 ans. Le premier constate que «de plus en plus de filles sont licenciées en club donc c’est bizarre qu’il n’y en ait pas plus au street. C’est bien qu’il y a un sujet.» Les deux compères complètent leur équipe mixte, s’avancent pour un match. Mais Abdelkrim et Ruffin se connaissent trop bien et déséquilibrent le niveau, les organisatrices du jour décident de les séparer. Ils protestent en riant. Ivelisse commente, magnanime : «Ils restent supportables ce matin parce qu’il y a plein de meufs, ils respectent. Mais qu’ils continuent de parler, ça met de l’ambiance !» Combien de temps vont-elles garder le terrain ? «Jusqu’à ce que plein de mecs arrivent et nous soûlent trop», blague Meije.

Elles auront été jusqu’à une trentaine à dribbler sur le quai de Jemmapes. Une fin de partie est évoquée pour 15 heures. Aurélie Delpech est satisfaite : à la vue des trois jeunes spectatrices accrochées à la grille pour admirer toutes les générations de joueuses occuper le terrain, son objectif de «renverser l’esthétique» est atteint. Des passants confirment cette impression visuelle : «C’est vrai que d’habitude, il n’y a que des gars, en fait !»