À l’adolescence, Isabelle Carré a été hospitalisée en pédopsychiatrie. Après l’avoir écrit dans un livre, “Les Rêveurs”, elle le dit maintenant dans un premier film qui se veut une main tendue, un appui à la réflexion sur la santé mentale.

Isabelle Carré, au Théâtre de la Renaissance, à Paris, le 24 octobre 2025.

Isabelle Carré, au Théâtre de la Renaissance, à Paris, le 24 octobre 2025. Photo Laura Stevens pour Télérama

Par Frédéric Strauss

Publié le 12 novembre 2025 à 13h00

Mis à jour le 12 novembre 2025 à 16h18

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«On n’a pas beaucoup parlé de cinéma, mais ce n’est pas grave », dit-elle finalement, en souriant. C’est vrai. À la Brasserie des ministères, pas loin du lycée qu’elle fréquenta dans le 7e arrondissement de Paris, on n’a pas parlé avec Isabelle Carré de ses trente-cinq ans de carrière, ni même vraiment de ses débuts derrière la caméra avec Les Rêveurs. On a parlé de l’adolescente qu’elle était en 1985, quand, à 14 ans, elle tenta de se suicider et fut envoyée à Necker, l’hôpital des enfants malades, en pédopsychiatrie. Une histoire devenue, en 2018, son premier roman, et maintenant son premier film, dans lequel elle a mis bien plus qu’un défi artistique.

« Je ne pensais pas devenir réalisatrice. Mais, lors du confinement, quand j’ai vu les chiffres du mal-être chez les jeunes exploser, je me suis dit que cela pouvait avoir du sens de mettre en perspective mon expérience pour eux. On vit une période explosive, avec les écrans et ChatGPT qui fait le psy, au secours ! Notre société est devenue illisible même pour nous les adultes, qui savons faire la part du vrai et du faux, alors pour les enfants et les ados, c’est encore pire. Il faut les aider. »

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Et le cinéma devint croisade : Les Rêveurs ferait œuvre utile. « Il n’y a jamais eu de film sur ce sujet ! », s’offusque l’actrice, abandonnant la douceur qu’on lui connaît pour une détermination de pasionaria. « La pédopsychiatrie, l’épreuve que doivent affronter les enfants qui sont contraints d’être pris en charge dans ce type de structure, on ne la montre pas. Aujourd’hui, on veut déstigmatiser cette réalité, alors il faut la représenter. »

Deux jeunes filles m’ont dit qu’elles se sentaient capables, grâce au film, de parler avec une amie hospitalisée en pédopsychiatrie.

La mission est accomplie : le plus clair des Rêveurs se joue en milieu hospitalier, dans ce monde à part que les jeunes patients essaient d’habiter tout en s’impatientant de pouvoir le quitter. Une vie mise entre parenthèses, cachée aux regards et qu’il était difficile de partager, se souvient Isabelle Carré. « En sortant de cet endroit, je me demandais ce que j’allais pouvoir dire à mes copines et à mes copains. J’avais beaucoup maigri, il aurait fallu pouvoir expliquer la situation, mais je ne savais pas le faire et cela m’isolait. Quand j’ai fini par en parler à la fille la plus proche de moi, elle était effrayée et ne comprenait pas. Il y a quelques jours, après une présentation de mon film, deux jeunes filles m’ont dit qu’elles se sentaient capables, grâce à moi, de parler avec une amie hospitalisée en pédopsychiatrie. Voir Les Rêveurs leur a permis d’aborder cette réalité, de ne plus la tenir à distance comme une énigme et un tabou. »

Pour que ce mal de vivre puisse être regardé, il a fallu trouver une méthode douce. Suggérer avec mesure la violence de l’abîme qui s’ouvre sous les pieds du personnage d’Élisabeth, la dureté des traitements, et faire jouer aux côtés de son interprète, Tessa Dumont Janod, d’autres enfants qui, comme elle, allaient, en réalité, très bien.

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« J’ai fait ce film pour les jeunes d’aujourd’hui, qui font de plus en plus de passages à l’acte, explique la réalisatrice. Je ne voulais pas leur enfoncer la tête dans l’eau. Les images choc auraient été contre-productives. J’ai préféré être dans la vérité à travers des sensations, des couleurs, des bruits. » Mais sans omettre d’épingler ces soignants qui se comportent comme des gardes-chiourmes et sont surnommés « la Gestapo » par les camarades d’Élisabeth, au milieu des années 1980.

Bien loin des spécialistes de la psychiatrie d’aujourd’hui, comme les professeurs Frank Bellivier et Marie Rose Moro, en qui Isabelle Carré a trouvé des conseillers précieux autant que des personnes extraordinaires, souligne-t-elle. « Ils m’ont expliqué qu’en cas de passage à l’acte, on parle maintenant avec le patient dès que possible. On apporte des mots, un regard. Pour moi, il n’y a pas eu d’échange ni de parole, c’est pour cela que je parle d’internement et non pas d’hospitalisation. »

À son passage à l’acte, la petite Isabelle trouva elle-même le remède : un passage à l’actrice. Elle s’émerveille encore aujourd’hui de ce qu’elle montre avec beaucoup de force dans une scène des Rêveurs : « Pendant que j’étais internée, j’ai vu Romy Schneider à la télévision dans Une femme à sa fenêtre, de Pierre Granier-Deferre (1976), où elle dit qu’il faut “préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort”. Ces mots ! Et puis, j’étais émotive, mal à l’aise, et grâce à Romy Schneider, je vois que l’émotion rend belle. Je me suis dit que j’allais m’inscrire dans un cours de théâtre et que j’allais faire quelque chose de mon émotivité. Quand je suis arrivée, Valérie Nègre, ma professeure, m’a dit : “Il y a beaucoup d’émotion, mais on va la canaliser.” Elle m’a donné Mademoiselle Else de Schnitzler, ce qui est complètement dingue car cette pièce parle d’une jeune fille qui se suicide et elle ne connaissait pas mon histoire. Quelques années plus tard, je joue Mademoiselle Else au Petit Théâtre de Paris, c’est complet pendant sept mois et je reçois un Molière. »

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Avec Les Rêveurs, Isabelle Carré veut redonner une chance à une si belle histoire de se reproduire : qu’un film ouvre un chemin de vie, montre la voie d’une passion sur laquelle s’appuyer. Responsable d’ateliers d’écriture destinés aux adolescents en souffrance, elle croit en l’art-thérapie, par le septième art aussi. En intervenant dans des lieux de soin comme la Maison de Solenn, elle a découvert que le fait de puiser dans son propre vécu pour aider des jeunes en difficulté avait un nom : « C’est la “pair-aidance”. Ce terme a été créé par Cynthia Fleury et signifie, en le disant à ma manière, que ceux qui ont traversé des difficultés similaires peuvent communiquer même au-delà des mots. Une confiance est là et facilite l’aide. À Paris, La Maison perchée fait un travail extraordinaire dans ce domaine et va essaimer en province. »

Il y a de bonnes nouvelles. Le message d’espoir que porte l’actrice trouve des échos, comme, le jour de la sortie des Rêveurs, l’ouverture d’un nouveau centre d’appui à l’enfance, Asterya, qu’elle suit de près en tant que marraine de l’association Im’pactes. La vigilance reste malgré tout primordiale : « Ma génération de parents a remis les enfants au centre, mais c’est un peu comme si ça suffisait. Non ! Il y a encore un mal-être des enfants que notre société refuse d’entendre. Aujourd’hui, un lycéen sur quatre a des pensées suicidaires, un jeune sur deux ne peut pas être soigné et on n’a pas de ministère de l’Enfance. C’est une honte ! » À la Brasserie des ministères, Isabelle Carré a choisi le sien.

r Les Rêveurs, de et avec Isabelle Carré. En salles.