Capuches sur la tête, protégés par des capes de pluie, ils sont une quinzaine à avoir bravé des trombes d’eau pour explorer le Champ de Manœuvre, à la lisière de Nantes et de Carquefou. Ce jour‐là, c’est Guillaume, membre de l’Association des riverains amis de la Beaujoire (Aralb), qui mène la visite. Il prévient : « ça ne va pas être une balade joyeuse » dans « un des rares poumons verts du secteur nord de Nantes ». Tout au long du chemin, dans les allées de végétation humide, le riverain détaille aussi l’avenir du site.

D’abord, l’ablation d’une trentaine d’hectares au profit d’un projet urbain de 2 000 logements mené par la Métropole, dans le cadre de la ZAC Erdre‐Porterie. Ensuite et surtout, la construction, voulue par le ministère de l’Intérieur, d’un centre de rétention administrative (CRA) d’ici à 2027. Ce centre est destiné à enfermer pendant au maximum 90 jours, sur décision préfectorale, des migrants en situation irrégulière dans l’attente d’une expulsion.

Doté de 140 places et d’un budget de près de 40 millions d’euros par l’Etat – pour l’édification et les quatre premières années d’exploitation – il devrait être l’un des plus importants de France. Dans l’Ouest, il n’existe actuellement qu’un seul établissement de ce type, à Rennes.

L’opposition au CRA grossit à Nantes, des situations « inhumaines » relevées partout en France

Depuis son annonce, le projet nantais divise aussi bien les habitants que le monde politique. Lancée en 2024, la coordination Colère qui associe syndicats, associations et partis, de la gauche à la gauche radicale, multiplie les actions contre le futur CRA. Les rangs des opposants ont été grossis par l’arrivée récente de cinq organisations chrétiennes, dont le Secours catholique. « Nous pressentons que les conditions de vie en rétention ne seront pas respectueuses de la dignité des personnes », dénonce Marie Prouvost, responsable de la Pastorale des migrants du diocèse de Nantes. 

 « On peut déplorer la situation, mais la responsabilité politique nous impose de dire la vérité. L’administration a besoin de ce dispositif pour une problématique bien réelle. Je rêve aussi d’un monde où les lieux de privation de liberté seraient inutiles… », réagit de son côté Mounir Belhamiti, élu nantais Renaissance.

« Un CRA en échange de CRS »

Depuis l’origine, la macronie comme LR soutiennent le projet, dévoilé à un moment très particulier. Le 4 octobre 2022, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonce, au détour d’un communiqué de presse commun signé avec Johanna Rolland, avoir décidé « l’installation d’un centre de rétention administrative dans le département de la Loire‐Atlantique dans les délais les plus rapides ». Reçue en urgence à Beauvau, la maire PS vient alors notamment d’obtenir l’envoi de 80 CRS de plus à Nantes après deux semaines de flambée médiatique nationale générée par une série de faits divers sordides. Et reste mutique sur le CRA. 

« Johanna Rolland lâche à Gérald Darmanin sa construction, qui fait le lien entre immigration et insécurité, en échange de CRS », attaque alors la gauche radicale. « Ces annonces sont incompatibles avec les valeurs que nous défendons », embrayent les élus écologistes de sa majorité. Ces derniers s’affichent d’ailleurs en première ligne des opposants au projet. « Tant qu’il n’y a pas de pelleteuse, que le bâtiment n’est pas sorti de terre, il faut utiliser tous les moyens pour s’opposer à ce projet », assume Marie Vitoux, leur cheffe de file. Qui se targue d’une « première victoire ». 

En effet, le 10 juillet dernier, Johanna Rolland sort finalement d’un silence de près de trois ans pour dire « [son] opposition de principe, dans le pays, aux CRA […] comme responsable politique de gauche, comme femme, comme citoyenne ». Mais pas comme maire… « En tant que maire, je n’ai pas de levier juridique pour m’y opposer », répète la socialiste [Lire ci‐après] le 15 octobre dernier, au moment d’officialiser son alliance dès le premier tour avec les écologistes.

Balade organisée sur le site du futur CRA par l’Association des riverains amis de la
Beaujoire, qui s’oppose à sa construction. Photo : Marie Gréco / Mediacités
200 policiers et 52 intervenants

Sur le terrain, la préparation de la construction du CRA avance doucement. Le centre pourrait finalement être inauguré après 2027. Le projet fait partie du « plan CRA » national lancé par le ministère de l’Intérieur en 2017. Dans une première phase, le parc est passé de 1 488 à 1 869 places, au gré d’aménagements et d’extensions dans six villes et de l’ouverture d’un deuxième CRA à Lyon. La durée maximale de rétention a parallèlement été portée à 90 jours.

En 2022, Gérald Darmanin, nouveau ministre de l’Intérieur, a dessiné les contours de la deuxième phase du « plan CRA » : construire des centres pour atteindre un total de 3 000 places en France d’ici à 2027. Succédant à Gérald Darmanin, Bruno Retailleau fait aussi du « renforcement des CRA » un des axes majeurs de sa politique. 240 millions d’euros doivent être investis sur quatre ans. Sept nouveaux CRA de 140 places sont programmés. Nantes figure donc dans la liste, au côté notamment de Dijon, Dunkerque ou Bordeaux (dès 2026). 

CRA à Nantes : la candidate Johanna Rolland s’y oppose après le silence de la maire

L’élu macroniste Mounir Belhamiti estime que Nantes Métropole devrait accompagner l’État pour cette implantation locale. « Je ne suis pas un ayatollah des CRA, mais dès lors qu’on considère qu’il faut accueillir ces personnes dans des conditions humainement décentes, avoir un équipement neuf est essentiel », estime l’ancien député. « Sa construction est nécessaire pour faire appliquer la loi », martèle pour sa part Foulques Chombart de Lauwe, le candidat LR qui défie Johanna Rolland aux élections municipales.

Ce qui n’est donc pas l’avis désormais de la maire‐présidente sortante, même si elle affirme ne pouvoir s’y opposer légalement. Interrogée, Nantes Métropole précise « qu’aucune incompatibilité n’ayant été relevée [avec les règles du PLUm], la collectivité n’avait aucune capacité juridique à s’opposer à ce certificat déposé et instruit par les services de l’État pour un projet porté par l’État, sur un terrain lui appartenant ». 

Le CRA nantais prévoit un effectif de 200 policiers ainsi que 52 intervenants extérieurs (associations, infirmerie, cuisine, nettoyage). Le budget de 40 millions d’euros n’intègre d’ailleurs pas leurs salaires, ni ceux des personnels judiciaires. L’appel d’offres pour la construction lancé en janvier a succédé à une longue recherche pour trouver le bon terrain d’implantation

Bouguenais, premier site écarté

Avant de se positionner sur le Champ de Manœuvre, au sud du quartier de Saint‐Joseph de Porterie, l’État lorgnait sur une zone à proximité de l’aéroport de Nantes‐Atlantique, à Bouguenais. La maire Sandra Impériale (divers droite), a directement affiché son refus en conseil municipal en juin 2023. « Un tel centre de rétention administrative, créé par l’État au titre de sa politique migratoire, ne constitue pas pour nous une solution. (…) Sur le plan de la fermeté, il s’agit d’une impasse. (…) Sur le plan de l’humanité, cette détention administrative s’effectue dans des conditions indignes ».

Contactée par Mediacités, l’édile précise avoir reçu, quelques mois après l’annonce de Gérald Darmanin fin 2022, un appel de l’ancien préfet de Loire‐Atlantique, Didier Martin. Elle explique avoir « fait savoir très vite que le terrain [propriété de l’État, NDLR] envisagé se trouvait à proximité de l’Université Gustave Eiffel, qui prévoyait d’agrandir son pôle d’enseignement et de recherche ».

« Ce n’est pas parce que le terrain lui appartient que l’État peut immédiatement construire »

Me Richard Allioux, avocat

La préfecture, de son côté, indique simplement que la décision finale s’est portée sur « un site répondant davantage aux exigences attendues », particulièrement « bien desservi par les infrastructures routières ». Les démarches sont aussi plus faciles sur le Bois Dormant du Champ de Manœuvre, puisque la parcelle constitue une réserve foncière du ministère de la Justice. « [Elle] était initialement prévue pour l’extension du centre pénitentiaire de Nantes‐Carquefou [livré en 2012, NDLR] », précise Nantes Métropole par courriel.

Seulement, « ce n’est pas parce que le terrain lui appartient que l’État peut immédiatement construire. Avant de poser la première pierre, il doit obtenir le permis de construire, puis une autorisation environnementale, et enfin respecter le Code du patrimoine et celui de la voirie… », énumère Me Richard Allioux, avocat nantais spécialisé en droit de l’urbanisme. « Les études environnementales sont en cours », indique à ce sujet la préfecture de Loire‐Atlantique. 

Entrée de la maison d’arrêt de Nantes‐Carquefou, qui jouxtera le futur CRA. Photo : Thibault Dumas / Mediacités

L’Association des riverains amis de la Beaujoire attend avec impatience ces résultats. « Non seulement le CRA va avoir un impact sur cette biodiversité, mais aussi sur notre qualité de vie », insiste Guillaume, l’un de ses membres. En pensant notamment aux périodes de canicule durant lesquelles le Champ de Manœuvre et le Bois Dormant conservent une précieuse fraîcheur. Une carte de 2018 de l’Auran montre effectivement que cet espace naturel est 4 °C plus frais que la moyenne nantaise, contre jusqu’à 5 °C de plus au niveau de la prison toute proche.

Construire le CRA à proximité de la maison d’arrêt de Nantes‐Carquefou fait également grincer des dents. « Mettre un centre de rétention à côté d’une prison alimente l’amalgame entre migration et délinquance », estime un porte‐parole du collectif Colère, qui regroupe les opposants. Techniquement, le CRA n’est d’ailleurs pas une prison. Un placement en rétention relève d’une décision administrative, prise par le préfet, et non d’une décision judiciaire. 

Sans‐papiers : ma visite du controversé centre de rétention de Lyon

Une « zone sancturisée » sans valeur juridique

« Ce qu’on ne comprend pas, c’est que le Bois Dormant a été affiché comme “zone sanctuarisée” lors des réunions d’information sur la ZAC. Certes, c’était avant l’annonce du CRA, mais cela montre que cette zone a une importance environnementale », jugent les riverains de l’Aralb. Contactée, Nantes Métropole se défend en indiquant que ce n’est pas elle qui a réalisé le visuel, mais une agence [voir ci‐dessous].

L’Association des riverains amis de la Beaujoire déplore encore ce qu’elle considère comme une forme de malhonnêteté de la part de la collectivité : « Elle continue de faire croire que la zone va rester boisée sur les documents en ligne de la ZAC ». Me Richard Allioux souligne toutefois que « l’appellation “zone sanctuarisée” n’a aucune valeur juridique ». « Le terrain appartient à l’État et il est classé US dans le , donc ce n’est pas cela qui peut arrêter la construction », tranche l’avocat. Le zonage US signifie que l’espace peut être construit pour accueillir de « grands équipements d’intérêt collectif ou de services publics ». 

 

Le visuel réalisé en 2020 par l’agence Ateliers 2/3/4/ pour Nantes Métropole. Le CRA sera construit au niveau du Bois Dormant, un « espace sanctuarisé ». Document : Mediacités

Selon la préfecture, le CRA représente un intérêt général car « malgré la pression migratoire à laquelle elle est confrontée, l’agglomération de Nantes ne disposait pas d’un centre de rétention à la différence de Rennes ou Rouen [les CRA les plus proches, NDLR] ». « On pourrait imaginer toutes sortes de projets d’intérêt général portés par l’État et qui seraient sûrement bien plus utiles à la population nantaise », rétorque l’adjointe écologiste Marie Vitoux.

En attendant le futur CRA au Bois Dormant, un local de rétention administrative temporaire est aménagé depuis mi‐septembre dans la cour du commissariat central Waldeck‐Rousseau de Nantes – où un CRA (oublié) a déjà existé jusqu’en 2009 [lire encadré ci‐dessous].  « Peu importe le nom, notre opposition à ces lieux indignes est la même » écrivent plusieurs groupes de la majorité municipale (notamment le PS et les écologistes), ce 12 novembre. Le local accueillera des personnes étrangères en transfert vers les centres de rétention administrative les plus proches.  « La date de mise en service sera déterminée en fonction des différentes procédures à conduire », évacue la préfecture de Loire‐Atlantique. 

1984–2009 : le CRA oublié de Waldeck Rousseau

Nantes a déjà accueilli un centre de rétention administrative. Il était installé dans d’anciens garages du commissariat central, place Waldeck‐Rousseau. Il a fonctionné de 1984 jusqu’à sa fermeture en janvier 2009. D’une capacité initiale de huit places, réduite à six après l’incendie déclenché en 2008 par un migrant ayant tenté de s’immoler, ce centre a longtemps été dénoncé par les associations pour « ses conditions de vie indignes ». Une cour extérieure, par exemple, n’a été aménagée qu’en 2004, après la canicule de 2003. Les femmes ne disposaient pas de sanitaires adaptés, ce que déplorait la Cimade dans un rapport à l’époque.

L’association décrivait aussi un espace exigu, régulièrement suroccupé, où la durée moyenne de rétention était de 7,7 jours (pour une durée maximum de 32 jours). Le centre servait avant tout de transit vers le CRA de Rennes, plus vaste. En plus des surveillants policiers, une petite équipe médicale – deux médecins et quatre infirmières – travaillait sur place. Lors de leurs visites, les associations ou le procureur de la République soulignaient continuellement la vétusté des lieux. Un nouveau CRA d’une vingtaine de places avait été annoncé en 2010 à Nantes, mais il n’a jamais vu le jour.

Les 18 membres de « Colère »

Elle rassemble trois syndicats (Solidaires 44, SAF, CGT 44, FSU 44), dix associations (LDH, GASPROM, Soutien exilés 44, Cimade, ATTAC 44, Les Bienveilleurs 44, DAL44, MRAP, AVEC, AFPS) et cinq mouvements politiques (EELV Nantes, GDS, Ensemble!, La France insoumise 44, Nantes en commun·e·s.

100 nouvelles caméras

Ainsi que le financement de 50 % de l’installation de 100 nouvelles caméras de surveillance, auquel elle s’engage – en plus du recrutement de 50 nouveaux policiers municipaux.

« Belle maire un peu raciste ? »

Nantes en commun·e·s publie sur X (ex‐Twitter) en octobre 2022 un montage photo de Gérald Darmanin et Johanna Rolland titré : « On a tous une belle maire un peu raciste ? ». La majorité, dont les écolos, mais aussi l’opposition de droite apportent leur soutien à la maire de Nantes. « La forme n’était pas bonne, mais le fond l’était », assume aujourd’hui encore Margot Medkour, ex‐leader de NEC.

Censure

L’allongement à 210 jours maximum de la durée d’enfermement pour tous les étrangers considérés comme dangereux est voté cet été par l’Assemblée nationale – mesure censurée par le Conseil constitutionnel le 7 août.

Plan local d’urbanisme métropolitain.