Cette fois, c’est la bonne pour Jeff Bezos et son entreprise spatiale ? La fusée New Glenn de Blue Origin, dont le vol initialement prévu le 9 novembre a dû être repoussé deux fois, doit décoller ce jeudi soir à partir de 20h57 (heure française) de Cap Canaveral, en Floride, à destination de l’atmosphère martienne. A son bord, deux sondes de la Nasa, dont la mission, baptisée Escapade, est d’étudier l’histoire du climat de Mars et d’ouvrir la voie à une éventuelle exploration humaine de la planète rouge. Un vol à enjeux, donc, sur le volet scientifique, mais peut-il aussi peser en faveur de Jeff Bezos dans sa rivalité avec Elon Musk, le patron de SpaceX ?
Si cette rivalité est bien réelle, elle est surtout « énormément mise en scène par les deux milliardaires eux-mêmes, qui ne s’entendent pas du tout », rappelle Paul Wohrer, chercheur au programme Espace de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Dans les faits, Elon Musk et Jeff Bezos « restent deux industriels américains qui développent des capacités qui seront majoritairement utilisées pour des programmes américains, mais aussi pour le développement de leurs propres ambitions », souligne le spécialiste de la géopolitique et des stratégies des puissances spatiales.
Un concurrent de SpaceX mais pas une menace
Parmi ces ambitions : avoir chacun une constellation de satellites de communication. Si Elon Musk a réussi à lancer la sienne, Starlink, celle d’Amazon, et donc de Jeff Bezos, Kuiper, est en cours de déploiement et devrait être opérationnelle début 2026. Pour le chercheur, plus qu’une composante de la rivalité entre les deux hommes, le lancement de la New Glenn ce jeudi soir est surtout l’illustration « qu’une certaine approche du spatial commence à prendre forme aujourd’hui, avec l’idée que pour mettre des constellations de satellites en orbite, c’est important d’avoir des lanceurs réutilisables et une forme d’industrialisation du domaine, avec des satellites produits en série », souligne le chercheur.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune concurrence entre SpaceX et Blue Origin. La réussite du vol NG-2 (New Glenn 2) ce jeudi soir « voudrait dire qu’il y a un nouvel acteur dans l’environnement commercial, et potentiellement un futur concurrent pour SpaceX », aujourd’hui en situation de quasi-monopole sur les lancements institutionnels aux Etats-Unis, avance Paul Wohrer. Il n’empêche que l’entreprise d’Elon Musk « n’a pas forcément de souci à se faire aujourd’hui », notamment en vue de ses projets ambitieux et de sa position ultradominante. « Mais ça peut être le début d’une concurrence qui tendra, si l’histoire est un indicateur fiable, à s’accentuer à l’avenir », appuie le chercheur.
Un concurrent potentiel qui doit faire ses preuves
Car il est impossible, aujourd’hui, de déterminer la relation et le statut de Blue Origin par rapport à SpaceX dans les années à venir tant les inconnues sont nombreuses. Tout dépendra d’abord du coût des lanceurs potentiellement concurrents, à savoir la New Glenn côté Blue Origin et les Falcon, voire le Starship, côté SpaceX. Si des estimations existent, aucune donnée fiable n’est disponible à ce jour sur le prix de telles fusées, et « il est tout à fait possible que les coûts de l’un et de l’autre soient très différents », selon Paul Wohrer.
L’autre question n’est pas un point de détail : y a-t-il réellement un marché pour des lanceurs lourds comme la New Glenn, haute de 98 mètres ? Le peu de lancements du lanceur lourd de SpaceX, la Falcon Heavy, dont le dernier remonte au 14 octobre 2024, semble aller dans le sens d’un marché peu important.
Les constellations de satellites pourraient, en revanche, venir contrebalancer cette absence de besoins : « D’après Elon Musk, SpaceX aura besoin, pour la viabilité du système Starlink à terme, d’un lanceur très lourd pour lancer des satellites en plus grand nombre qu’elle ne le fait actuellement », détaille le chercheur de l’Ifri. D’où l’importance du Starship pour SpaceX ou de la New Glenn pour Blue Origin, et « c’est là que la concurrence pourra commencer à jouer », si concurrence il doit y avoir.
Un manque d’expérience à rattraper
Se pose aussi la question de la fiabilité du New Glenn, loin d’être acquise. La fusée n’a atteint l’orbite qu’une fois, le 16 janvier dernier, lors de son vol inaugural. La récupération du premier étage, étape essentielle pour une fusée réutilisable, avait échoué, preuve du manque d’expérience de Blue Origin là où SpaceX « a réussi à fiabiliser ses lanceurs et ses opérations de réutilisation », notamment sur sa Falcon 9, qui comptabilise 132 vols en 2024.
Blue Origin, qui a « longtemps été très très très en retard » par rapport à SpaceX malgré sa création en 2000, deux ans avant l’entreprise d’Elon Musk, doit donc « encore faire ses preuves dans le domaine », résume Paul Wohrer. D’autant que la société, qui développe des moteurs utilisés par d’autres lanceurs et est un acteur majeur du tourisme spatial avec sa fusée New Shepard, a de fortes ambitions et développe un alunisseur lunaire dans le cadre des missions de retour de l’homme sur la Lune de la Nasa, Artemis.
Le chemin entrepris par l’entreprise de Jeff Bezos se poursuit donc ce jeudi soir avec le deuxième vol de la New Glenn, qui doit « prouver la fiabilité pour conduire des missions en orbite et démontrer la capacité de Blue Origin à récupérer le premier étage du lanceur », appuie le chercheur. Un sacré défi, qui pourrait déterminer l’avenir de la société.