Le 6 octobre 2022, Olena Yahupova est arrêtée sans raison à sa maison, dans la région de Zaporijia. Cheveux grossièrement coupés par les soldats russes, elle découvre sa cellule pour les trois prochains mois : froide, surpeuplée et sale. Pas de douche, de savon ni de lessive. Un porridge est servi maximum une fois par jour, directement dans les mains. Les détenus portent encore les vêtements du jour de leur arrestation : t-shirt et jean pour elle, pyjama ou tenue de travail pour d’autres. C’est avec eux qu’elle passera le cap des 50 ans.

La guerre invisible de la Russie: « Les décharges ont duré une dizaine de minutes jusqu’à ce que je perde connaissance »Torture et manipulation

La vie en prison est rythmée par les interrogatoires violents. Olena est par exemple frappée dans la nuque avec une bouteille en plastique de 2 litres, alors qu’elle est en position oblique sur une chaise, les pieds et poings liés. Elle en sort en sang, avec un traumatisme crânien et sans antidouleurs. Un autre jour, elle manque de suffoquer quand un soldat lui pince le nez à travers le sac en plastique qui lui entoure la tête, fixé avec du ruban adhésif autour du cou. « Ils ne voulaient pas nous tuer, mais nous faire du mal. Et ils prenaient du plaisir à le faire. » Pour tenter de les faire craquer, les tortionnaires affirment aux détenus que leur famille est morte.

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J’ai vu des soldats promettre à des détenus en détresse que, s’ils s’enrôlaient dans l’armée russe, tout leur serait pardonné.

La nuit, les soldats réveillent souvent les prisonniers – qui dorment à même le sol, entourés de rats – pour les forcer à chanter l’hymne russe. Si la voix déraille ou que les mots s’égarent, les coups tombent. Parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. « Ils cherchaient un prétexte pour nous casser psychologiquement. Ils aimaient aussi simuler notre exécution. Ils s’approchent de toi, pointent une arme sur une partie de ton corps, et te lancent : ‘Jouons à la roulette russe’. J’ai vu des soldats promettre à des détenus en détresse que, s’ils s’enrôlaient dans l’armée russe, tout leur serait pardonné. »

« Les Russes cultivent la haine de l’Ukraine dans les territoires occupés »Traite des êtres humains

Le 18 janvier 2023, elle est transférée dans un camp de travail forcé. Le cauchemar continue. « J’ai encore du mal à le réaliser aujourd’hui, mais je suis alors devenue une esclave. Moi qui viens de la classe moyenne supérieure, avec une bonne éducation. » D’abord forcée de creuser des tranchées, Olena devient par la suite une domestique. Elle est chargée du ménage, de la cuisine et de la satisfaction sexuelle d’un officier russe de trente ans. Elle dort par terre, à côté du lit, « comme un chien ».

Olena affirme que son expérience n’est pas un cas isolé. Selon elle, le Kremlin organise et dirige un véritable système de traite des êtres humains en Ukraine occupée. « J’ai eu de la chance dans ma malchance car je n’ai pas été envoyée en Russie, dans une usine ou une maison. Je ne serais pas devant vous aujourd’hui. »

D’après les autorités ukrainiennes, près de 16 000 civils ukrainiens sont détenus illégalement en Russie et dans les territoires occupés.

Elle affirme qu’il y a de plus en plus de camps de travail en Ukraine, dédiés exclusivement à la détention de civils. Les autorités ukrainiennes estimaient en juillet 2025 que près de 16 000 civils ukrainiens étaient détenus illégalement en Russie et dans les territoires occupés. Olena affirme que le nombre réel est nettement plus élevé. « On peut compter les personnes disparues, mais il est impossible de compter les civils en détention, qui sont beaucoup plus difficiles à libérer. Contrairement aux prisonniers de guerre, on ne peut pas procéder à des échanges. »

Dupés ou non par la Russie, des milliers d’Africains se retrouvent sur le front ukrainien : « C’est l’opportunité du moment »Travail de justice et de mémoire

L’horreur prend finalement fin le 14 mars grâce aux démarches des proches d’un prisonnier, qui ont directement interpellé Moscou pour obtenir la libération de l’ensemble du camp – une demande à laquelle le Kremlin a consenti, soucieux de rester discret. Avant de retrouver sa liberté, Olena est transférée sur une base militaire à Melitopol, où elle subit encore deux jours d’interrogatoires brutaux et de violences sexuelles. Au total, elle aura passé 162 jours en captivité.

Résidant en Ukraine non occupée aujourd’hui, Olena renaît petit à petit. Elle suit simultanément un master en droit et un autre en psychologie, « pour m’aider moi-même et rapporter ces crimes devant la justice ». Elle porte férocement l’espoir que les exactions commises par les Russes sur les Ukrainiens seront jugées et punies. Elle a d’ailleurs le projet de publier un livre qui documente l’histoire de ces prisonniers civils. « Chacun de nous doit parler de ce qui se passe en captivité, même si certains témoignages ne sont pas recevables au tribunal par manque de preuves. C’est un travail de mémoire pour les prochaines générations. Car c’est notre vérité, notre histoire. » Comme pour prouver à Moscou sa résilience, elle promet de distiller dans ce recueil, avec mesure, un précieux ingrédient de résistance : l’humour.