Par

Léa Pippinato

Publié le

14 nov. 2025 à 17h01

Le 10 septembre dernier, Montpellier a vibré au son des slogans et des tambours. À l’appel du mouvement « Bloquons tout », plus de 6 000 personnes ont défilé dans les rues du centre-ville. La journée s’est terminée dans un nuage de gaz lacrymogènes, après de violents échanges entre manifestants et forces de l’ordre. Mais au milieu de la foule, un drapeau a retenu les regards : un crâne souriant coiffé d’un chapeau de paille à bande rouge, symbole du héros Luffy, issu du manga japonais One Piece. Depuis cette manifestation, le drapeau pirate n’a pas disparu. Il s’affiche encore lors de chaque rassemblement étudiant ou social à Montpellier. Dans les ruelles de l’Écusson, on croise même des affiches collées aux murs. Le visage du capitaine des Chapeaux de paille est devenu, ici, une figure familière de la contestation.

Pour comprendre ce phénomène, rencontre avec Axel Taus, doctorant en sixième année de cinéma et audiovisuel à l’Université Paul Valéry. Sa thèse porte sur l’étude de la réception du manga et de la japanimation au sein des industries culturelle. En parallèle, il travaille comme chargé de production chez Dwarf Entertainment, un studio d’animation montpelliérain reconnu pour ses collaborations avec Netflix et Disney.

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Qu’est-ce que ce drapeau représente pour ceux qui le brandissent ?

Ce drapeau, c’est d’abord une affirmation d’identité. Dans One Piece, chaque équipage pirate crée son propre pavillon, qu’on appelle Jolly Roger. C’est un acte de liberté. Il signifie : « Je ne veux pas appartenir à votre monde, je crée le mien. » Quand les jeunes l’affichent dans la rue, ils reprennent exactement cette idée. Les pirates de Luffy ne cherchent pas forcément à détruire l’ordre établi. Ils veulent simplement vivre comme ils l’entendent, sans compromis. Ce drapeau dit tout cela d’un seul coup d’œil. C’est un refus des codes imposés, une manière de s’exprimer sans discours.

Pourquoi ce symbole résonne-t-il autant dans les mouvements actuels ?

Parce qu’il parle d’un monde en décalage. Dans le manga, Luffy rejette les injustices qu’il observe. Il ne supporte pas de voir une sirène vendue comme esclave, il frappe un noble sans hésiter. Il ne calcule pas. Il agit parce qu’il juge une situation intolérable. Cette réaction instinctive, ce refus du compromis, parle énormément à une génération qui se sent impuissante. Dans les manifestations, ce drapeau devient une manière simple de dire : « On ne veut plus rester spectateurs. » Il incarne une résistance joyeuse, sans haine, mais avec la volonté d’exister autrement.

Ce symbole est-il seulement présent à Montpellier ?

Pas du tout. On le voit dans de nombreuses villes du monde. À Paris, Rome, New York, Jakarta… Le drapeau de Luffy est brandi dans des contextes très différents. C’est devenu un emblème global. Cela montre à quel point la culture japonaise a dépassé les frontières.
Mais Montpellier a quelque chose de particulier : c’est une ville jeune, très marquée par les cultures alternatives. Il suffit de se promener dans l’Écusson pour voir des fresques, des stickers, des affiches à l’effigie du manga. Ici, le symbole s’est enraciné.

Vidéos : en ce moment sur ActuComment expliquer un tel succès mondial d’un symbole venu d’un manga ?

Le manga n’est plus une niche. C’était vrai il y a vingt ans, mais plus aujourd’hui. En France, un livre sur dix vendu est un manga. C’est colossal. Et dans le monde, les chiffres sont comparables. On parle maintenant de global manga, c’est-à-dire de mangas produits en dehors du Japon. En France, on a le Manfra. En Asie du Sud-Est, il existe le Pinoy manga. Dans les pays anglophones, le OEL (original English-language) manga. Même les représentants de la culture africaine développent un mouvement appelé Afro-manga. Chaque pays adapte ce format à sa culture, mais les thèmes restent les mêmes : effort, amitié et victoire. C’est pour cela que ce symbole touche tout le monde.

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Certains jugent que c’est puéril de manifester avec un drapeau d’animé. 

C’est une erreur de lecture. Ce n’est pas puéril, c’est culturel. Ceux qui disent cela n’ont pas grandi avec One Piece. Pour les jeunes d’aujourd’hui, ce n’est pas un dessin pour enfants, c’est une œuvre fondatrice. Ils ont appris avec Luffy que la liberté est une conquête et que l’amitié est une force. Alors quand ils sortent ce drapeau, ils parlent avec leurs propres symboles. Avant, les générations utilisaient le drapeau rouge du socialisme ou noir de l’anarchisme. Aujourd’hui, elles utilisent ceux de la pop culture. Le message reste le même : vivre autrement, ensemble.

Est-ce que cette appropriation est propre à la génération Z ?

En grande partie, oui. Cette génération a grandi avec les mangas comme références communes. Pour elle, Luffy, Naruto ou Goku, ce sont des figures familières, presque des modèles de courage et de loyauté. Mais le manga touche aussi d’autres publics. Il existe des catégories pour tous les âges : le kodomo pour les enfants, le shônen pour les adolescents, le seinen pour les adultes, et même le silver manga pour les plus de soixante ans. La génération Z l’a simplement transformé en bannière. 

Pourquoi One Piece plutôt qu’un autre manga ?

Il y a d’abord la popularité. One Piece est le manga le plus vendu au monde, et il n’est pas terminé. Cela entretient une actualité permanente. Les fans attendent chaque nouveau chapitre, débattent, échangent, créent. C’est une communauté très active. Mais il y a aussi le message : One Piece ne parle pas seulement de pirates, il parle de liberté, de voyage, de camaraderie. Le drapeau de Luffy, c’est celui d’un équipage uni. Dans une manif, cette idée d’équipage, de groupe qui avance ensemble contre vents et marées, trouve une résonance immédiate.

Certains symboles de mangas pourraient-ils jouer le même rôle ?

Oui, bien sûr. On pourrait imaginer d’autres emblèmes : le bandeau du village de Konoha dans Naruto, le tatouage de Fairy Tail, ou même les épées de Bleach. Mais chacun véhicule une autre image. Les ninjas agissent dans l’ombre, les magiciens de Fairy Tail prônent la fraternité. Les pirates, eux, symbolisent la liberté brute, la désobéissance joyeuse. C’est pour cela que le drapeau de Luffy s’impose. Il a un pouvoir visuel et symbolique plus fort.

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