Cela fait déjà quatre ans que le film Julie (en 12 chapitres) (Verdens verste menneske), de Joachim Trier, a séduit le public de Cannes avant d’en faire autant avec les cinéphiles du reste du monde. Cette année, non seulement le cinéaste norvégien était de retour en compétition cannoise avec Valeur sentimentale (Affeksjonsverdi), mais il renouait avec sa muse, Renate Reinsve, prix d’interprétation féminine en 2021. Après son irrésistible portrait d’une jeune femme libre, Trier offre cette fois un récit familial doux-amer enchâssé dans une structure narrative remarquable, toute de mises en abyme conçue.

L’intrigue tourne autour de trois personnages principaux : Nora (Renate Reinsve), une actrice, Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas), sa sœur historienne, et Gustav (Stellan Skarsgård), leur père cinéaste. On fait leur connaissance lors de la réception qui suit les obsèques de la mère des deux jeunes femmes. À l’arrivée de Gustav, divorcé de longue date de la défunte, on comprend vite que ce dernier n’a guère été présent dans la vie de ses filles. Les tensions sont particulièrement vives entre Nora et lui.

Mais justement, Gustav, qui n’a pas tourné depuis 15 ans, vient de terminer un scénario en partie inspiré du destin de sa propre mère décédée, et il a écrit le rôle principal pour Nora. Nora qui refuse net. Or, après que Gustav a fait par hasard la connaissance de Rachel (Elle Fanning), une star hollywoodienne désireuse de collaborer avec lui, le projet décolle soudain, à la surprise (et à l’agacement ?) de Nora. De son côté, Agnes joue les modératrices — enfant, elle a joué dans un film de leur père.

Ponctuellement, la maison ancestrale au cœur du film s’anime à la faveur d’apartés superbement réalisés, entre reconstitutions et réminiscences.

Au gré d’un montage aux coupes soudaines, aux ellipses audacieuses, mais à la fluidité exemplaire, Trier effectue un savant va-et-vient entre le quotidien des personnages et leurs univers professionnels respectifs, c’est-à-dire le théâtre pour Nora et le cinéma pour Gustav, Agnes prenant davantage de galon aux deuxième et troisième actes.

Construction brillante

Sauf que Trier ne se contente pas d’être « méta » pour être « méta » : sa construction est brillante (lire notre entrevue avec le cinéaste). La rigueur est mathématique, l’exécution est empreinte de ludisme. Chaque détail ou presque placé en amont sera évoqué en aval en un écho tantôt diffus, tantôt patent. On pense à ce passage d’une pièce lors duquel le personnage joué par Nora se recroqueville au sol, et qui se voit plus tard répété dans la réalité lorsque Nora reproduit cette action en la vivant désormais.

On songe aussi à cet extrait du film de Gustav dans lequel Agnes a joué, enfant : voyant son frère être emmené par des soldats allemands, son personnage verse une larme de détresse silencieuse. Dans la vraie vie, au terme d’un moment poignant avec Nora, Agnes laisse à nouveau rouler une larme, mais de joie celle-là, parce qu’elle a l’impression d’avoir retrouvé sa sœur.

Sans oublier cette scène où Gustav explique à Rachel comment il tournera son plan séquence final, lequel plan séquence clôt ce film dans le film sur une note tragique. À ce stade, on sait que Trier lui-même nous le donnera à voir, ce plan séquence, lors du tournage dudit film dans le film : le résultat est alors magique.

Une virtuosité

D’ailleurs, et c’est là une autre manifestation de la maestria de Joachim Trier, ces jeux de correspondances s’avèrent souvent antithétiques, l’allégresse succédant à la détresse. Car Valeur sentimentale est résolument, irrépressiblement, lumineux, en plus d’être parfois très drôle.

En des hommages obliques à Kubrick (le thème de Wendy Carlos pour The Shining), à Bergman (Nora arborant chignon et robe claire sur fond rouge à la Cris et chuchotements/Viskningar och rop) et à Fellini (Gustav à la plage avec Rachel façon La dolce vita), mais également à Tchekhov (Nora répète le monologue de Nina tiré de La mouette), Trier professe son amour pour le cinéma et le théâtre.

À cet égard, Valeur sentimentale est à sa filmographie ce que La nuit américaine est à celle de Truffaut, et Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander), à celle de Bergman. Évidemment, c’est l’Histoire qui décidera de la valeur pérenne ou éphémère du film. Il reste que c’est d’une virtuosité étourdissante, emballante.

Ce texte est une version retouchée de la critique originale parue pendant le Festival de Cannes.