Boris Kagarlitsky.
Boris Kagarlitsky, sociologue russe et intellectuel de gauche de longue date, purge actuellement une peine dans une colonie pénitentiaire de régime général (IK-4), ce qui n’a pas détruit son ironie.
L’interview ci-dessous a été réalisée par Andrey Rudoy, journaliste de gauche et animateur de la chaîne YouTube Vestnik Buri (classée par l’État russe comme «agent étranger») et a été publiée pour la première fois en octobre 2025 sous forme de long texte sur Rabkor [1], accompagné d’une longue vidéo sur Vestnik Buri. La vidéo présente les réponses de Kagarlitsky (reçues depuis la prison) avec une restitution vocale assistée par IA et des sous-titres automatiques clairs, ce qui rend ce matériel des plus regardable pour un entretien en prison.
Couvrant la vie en prison, la guerre, les débats sur le stalinisme, l’état des médias de gauche en Russie et les perspectives d’un réalignement politique après la guerre, Kagarlitsky se montre ici sous son jour le plus lucide. Lorsqu’on lui demande s’il regrette de ne pas avoir quitté la Russie quand il en avait l’occasion, sa réponse est simple: aucun regret — non seulement c’était le bon choix, mais c’était un choix important.
La première question qui vient naturellement à l’esprit: comment allez-vous, physiquement et moralement?
Tout le monde comprend que la prison n’est pas un endroit où l’on améliore sa santé. Donc oui, j’ai quelques problèmes — de tension artérielle, de vue. Bref, tout n’est pas rose.
Mais d’un autre côté, rien de grave ni d’effrayant ne m’arrive. Je suis tout à fait capable de travailler et j’ai l’intention de continuer à travailler activement. Je pense donc qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter ni de paniquer. Tout ira bien et tout finira par s’arranger.
Je comprends que, plus récemment, les «agents étrangers» ne sont plus enrôlés, mais avant cela, vous a-t-on proposé d’aller au SMO-«Opération militaire spéciale» [2]?
Ils ne pouvaient pas me proposer d’aller au SMO en raison de mon âge et de mes convictions. Heureusement, personne ne m’a fait ce genre de proposition. De toute façon, il était évident dès le départ que j’aurais refusé.
Une autre question est qu’ici, dans la colonie (carcérale), des invitations générales sont régulièrement lancées. Par exemple, ils alignent tout le camp, ou juste plusieurs détachements, sur le terrain de football. Un recruteur arrive – ou plutôt tout un groupe de recruteurs – et ils commencent à nous dire à quel point ce serait formidable si tout le monde allait au SMO. Ils disent que même si vous y êtes tué, vos proches recevront certainement une bonne indemnité. Alors allez-y, inscrivez-vous.
De plus, avant l’appel du matin, ils nous font parfois des discours sur la manière de rejoindre le SMO, de s’enrôler, de soumettre une candidature, etc. Naturellement, je suis censé écouter tout cela à chaque fois. Cependant, certains détenus qui ne remplissent pas les conditions d’âge ou d’autres critères sont parfois dispensés de cette activité. Quoi qu’il en soit, ce type d’activité est obligatoire pour la plupart des personnes du camp. Tout le monde écoute calmement ces exhortations, puis vaque à ses occupations ou retourne au travail.
De manière générale, à quel rythme les détenus quittent-ils le centre de détention provisoire et la colonie pour rejoindre le front? Y a-t-il une tendance particulière? Les médias d’opposition ont rapporté que le nombre de contrats signés cette année avait atteint un niveau historiquement bas.
Ici, dans la colonie IK-4, ils publient des statistiques mensuelles, et l’un des indicateurs est le nombre de détenus qui ont rejoint le SMO. Je suis de près ces statistiques.
Voici la tendance. On m’a dit qu’en 2023, certains mois, des centaines de contrats avaient été signés. Lorsque je suis arrivé à la colonie en mai 2024, les chiffres mensuels oscillaient entre 35 et 45 personnes, puis à partir de la fin de l’été ils ont commencé à baisser de manière constante et brutale, jusqu’en décembre 2024, où une seule personne est «partie». Après cela, il y a eu une nouvelle hausse, mais elle n’était pas impressionnante.
Dernièrement, entre 8 et 11 personnes partent chaque mois. Et je peux affirmer avec certitude que même cette légère augmentation est précisément liée à l’espoir de paix. De nombreux détenus espéraient qu’en signant un contrat, ils n’arriveraient pas à temps au front, qu’un cessez-le-feu serait conclu avant. J’ai parlé à beaucoup de ceux qui ont signé et c’est ce qu’ils m’ont dit.
De plus, les recruteurs eux-mêmes ne cessent de répéter: «Les hostilités vont bientôt prendre fin; vous n’irez peut-être même pas au front.» Hélas, cela ne s’est pas encore produit. Cependant, les recruteurs ont commencé à se faire plus rares.
Une autre observation instructive concerne la motivation de ceux qui s’engagent. Parmi eux, je n’ai rencontré aucune personne motivée par l’idéologie. Au contraire, j’ai rencontré à plusieurs reprises des personnes qui sont des opposants convaincus au SMO. Alors pourquoi signent-ils des contrats? Pour être libérés et pour gagner de l’argent pour leur famille. Les recruteurs ont également insisté sur ces points, sans mettre beaucoup l’accent sur le patriotisme. Il s’agit d’une décision pragmatique, dictée non pas par des convictions, mais par les circonstances de la vie.
Par ailleurs, nous avons un certain nombre de patriotes fervents et idéologiquement convaincus qui répètent les arguments de la propagande, mais aucun d’entre eux ne s’est jamais engagé pour aller combattre. Pas une seule fois!
Le camp compte de nombreuses personnes condamnées en vertu de l’article 337 [absence non autorisée d’une unité militaire]. À ne pas confondre, soit dit en passant, avec les déserteurs qui s’enfuient avec leurs armes – cela relève d’un autre article. Là encore, la dynamique est intéressante. La plupart du temps, ils dissuadent les autres détenus de signer des contrats, mais certains d’entre eux ont eux-mêmes signé des contrats, non pas pour des raisons idéologiques, mais parce qu’ils avaient besoin d’être innocentés de cette accusation spécifique. Une personne dit: «Je ne veux pas que les gens pensent que j’ai abandonné mes camarades, même si je déteste absolument cette guerre en tant que telle.»
D’une manière générale, il me semble très important d’éviter les jugements simplistes et manichéens. Du genre: si quelqu’un a combattu, c’est qu’il est pour la guerre. Ou l’inverse: si quelqu’un ne veut pas combattre, c’est qu’il est contre. Malheureusement, tout est beaucoup plus compliqué.
Vous êtes en détention depuis plus de deux ans maintenant, avec seulement une courte interruption. Regrettez-vous de ne pas avoir saisi l’occasion de partir lorsque vous avez été libéré à la fin de l’année 2023? Vous auriez pu émigrer et poursuivre votre travail d’information et d’organisation [voir l’article publié sur ce site les articles du 2 avril et du 16 novembre2024 – réd.].
Je n’ai aucun regret. J’ai fait un choix et je le considère non seulement comme juste, mais aussi comme extrêmement important.
Quand les gens me disent que depuis l’étranger j’aurais pu m’exprimer de manière plus incisive et utiliser un langage plus dur, je leur rappelle que ce n’est pas du tout mon style. J’ai toujours essayé, et j’essaie encore, de m’exprimer correctement et poliment, même lorsque je parle de personnes qui, à mon avis, ne méritent pas le respect. La retenue ne fait que rendre le discours plus convaincant.
Bien sûr, il est plus difficile de travailler quand on se retrouve en prison ou dans un camp. Il n’y a pas d’internet, pas d’accès à une bibliothèque, et la communication avec les collègues et les camarades est limitée. Je dois toutefois, une fois de plus, faire l’éloge du système FSIN-Letter [3]. Grâce à lui, non seulement j’ai reçu à plusieurs reprises les données nécessaires, mais je maintiens également une communication continue avec un grand nombre de personnes, dont beaucoup que je n’aurais jamais rencontrées à l’extérieur. Et ce sont souvent des contacts très intéressants et utiles.
En revanche, la poste russe «perd» régulièrement mes lettres ou celles qui me sont adressées. Il y a donc des choses qui fonctionnent encore mieux dans nos prisons qu’à l’extérieur.
Juste pour clarifier les choses. Considérez-vous que votre décision de rester en Russie est la bonne pour vous personnellement, ou pour tous les opposants de gauche en général?
Je n’ai aucune intention de condamner les personnes qui sont parties à l’étranger, surtout si elles sont capables de soutenir ou de créer des projets utiles à la cause commune. On peut et on doit travailler dans des circonstances différentes. Nous nous complétons et nous nous aidons mutuellement. Certains·e sont en exil, d’autres dans le pays, d’autres encore en prison. L’essentiel est que nous préservions tous notre solidarité et notre foi en ce que nous faisons.
Vous sentez-vous isolé sur le plan informationnel? Comment obtenez-vous des informations à jour?
Il existe bien sûr certaines difficultés pour obtenir des informations. Mais ce n’est pas grave. Les nouvelles qui comptent vraiment, celles que nous attendons tous, nous parviennent de toute façon. Et sur ce point, la différence entre les personnes incarcérées et celles qui sont à l’extérieur n’est pas grande.
Dans un certain sens, notre situation est même meilleure, car nous ne sommes pas distraits par des futilités. Je remarque souvent que les gens à l’extérieur sont dans une sorte de dépression, d’humeur pessimiste. Et il s’avère donc, assez amusant, que je dois les remonter le moral depuis la prison. Ici, dans la colonie, il est plus facile de distinguer l’essentiel du secondaire.
L’attente est toujours un processus douloureux. La prison, c’est attendre la liberté. Et que se passe-t-il au-delà des portes? La même chose, en réalité. Ce n’est simplement pas aussi évident. À bien des égards, c’est plus simple ici.
Puisque nous avons abordé le sujet des médias et de l’information: Rabkor est la plus ancienne chaîne de gauche sur YouTube. J’ai vérifié: elle a commencé à se développer pendant les manifestations de Bolotnaya [4]. Comment évaluez-vous l’ère (probablement déjà révolue) de YouTube de gauche dans son ensemble?
Je pense que cette époque, qui n’a pas commencé avec les «manifestations de Bolotnaya», mais avec la crise économique mondiale de 2008-2010, la Grande Récession, n’est pas terminée. J’espère vivement qu’elle touche à sa fin, mais hélas, ce n’est pas encore le cas. Et le développement des chaînes de gauche sur YouTube reflète des processus beaucoup plus larges.
Pendant la Grande Récession, l’épuisement du modèle néolibéral du capitalisme s’est révélé à l’échelle mondiale. En Russie, une crise a frappé le modèle de «démocratie dirigée», que l’on avait commencé à construire sous [Boris] Eltsine avec le coup d’État de 1993 [5] et qui a pris toute son ampleur pendant le premier mandat de [Vladimir] Poutine.
En 2010, il était devenu évident qu’il y avait une demande de changement. Et la bifurcation politique est apparue clairement à tous et toutes: soit une véritable démocratisation, soit, au contraire, un virage vers un autoritarisme ouvert.
Les cercles dirigeants russes craignaient la démocratisation, car elle aurait pu entraîner une perte de contrôle. Et les dirigeants n’étaient pas les seuls à avoir peur. Les dirigeant·e·s de l’opposition libérale et les personnalités du monde des affaires qui les soutenaient redoutaient également des processus incontrôlables.
En conséquence, au lieu d’un changement radical, nous avons eu droit à la «manifestation de Bolotnaya», qui s’est avérée inutile. Son nom s’est révélé symbolique: toute l’énergie de la protestation s’est noyée dans le marécage de l’opportunisme libéral.
Le problème est que ces événements, d’une part, ont renforcé la gauche – on pourrait même dire qu’ils ont, dans une certaine mesure, créé un nouveau mouvement de gauche – mais, d’autre part, ils ne lui ont pas permis de se développer suffisamment pour jouer un rôle déterminant dans le cours des événements.
La crise du début des années 2010 était déjà une crise spécifiquement capitaliste. Le lien entre les problèmes économiques et la politique néolibérale est devenu évident pour toute personne capable d’analyse critique, et une nouvelle génération a atteint l’âge adulte, formée après l’Union soviétique. Si auparavant la gauche se composait principalement de groupes d’intellectuel·les capables de comprendre les contradictions économiques et sociales qui s’étaient développées après 1991, et libéré·e·s du dogmatisme officiel soviétique, dans les années 2010, un nouveau milieu a commencé à se former et, de plus, à se reproduire et à se développer.
C’est à ce moment-là qu’un public stable a émergé pour des projets tels que Rabkor, Prostye Chisla [6], Vestnik Buri et d’autres. Mais le fait est que cette croissance s’est produite dans un contexte de faiblesse politique. Il n’y avait toujours pas de possibilité de devenir une force politique indépendante.
D’où les tentatives de coopération avec les partis d’opposition officiels qui, à l’époque, ne s’étaient pas encore complètement discrédités, même si nous connaissions parfaitement leurs vices et en parlions publiquement.
D’autres ont réagi à cette contradiction par l’apolitisme: «La politique ne nous intéresse pas, tout cela est horrible, ce n’est que de l’opportunisme, des institutions bourgeoises, etc. Nous nous plongeons dans la théorie pure, dans le monde des idées ou dans la reconstruction historique.» Le problème, c’est qu’une théorie qui tourne consciemment le dos au présent est une théorie sans valeur.
Et là encore, au niveau de l’abstraction, il est facile de tracer une ligne entre, d’une part, les nouvelles idées et les nouveaux besoins qui ont émergé au XXIe siècle et, d’autre part, l’héritage des années 1990, lui-même grevé par l’héritage soviétique.
Dans la vie réelle, tout est beaucoup plus compliqué, plus enchevêtré. La critique abstraite du capitalisme et du libéralisme a permis non seulement à des personnes différentes de se rencontrer sur la même plateforme, mais aussi à des idées très différentes, souvent même opposées, de coexister dans un même esprit. Et il y avait, et il y a toujours, beaucoup de ces «esprits». Nous devons travailler avec elles et eux.
Il est impossible de ne pas évoquer ici le phénomène Goblin (surnom du blogueur Dmitry Puchkov) [7]. Le fait n’est même pas que sa critique de la politique sociale des autorités se mêlait à son admiration pour ces mêmes autorités, mais que de nombreuses et nombreux militants de gauche authentiques ont réussi à se faire connaître sur sa plateforme. J’ai souvent entendu des téléspectateurs/téléspectatrices de Rabkor dire qu’elles ou ils étaient venus vers nous grâce à Goblin. On pourrait en dire autant d’autres plateformes, mais il n’est pas nécessaire de toutes les énumérer ici.
À l’époque, il était plus facile pour nous d’accéder à certains médias «patriotiques» cultivant la nostalgie soviétique qu’aux médias libéraux. Dans les médias libéraux, la situation n’a commencé à changer qu’à la fin de la décennie, grâce à une nouvelle génération de journalistes professionnel·les qui n’étaient pas hostiles aux idées de gauche et qui, parfois, y étaient même favorables. Ce sont précisément ces jeunes journalistes qui ont réussi, sur certaines plateformes libérales, à obtenir une plus grande ouverture et à influencer les rédacteurs/rédactrices en chef.
Pendant ce temps, le système politique continuait d’évoluer dans une direction complètement différente: Covid, répression des manifestations initiées par [Alexei] Navalny, subordination définitive de tous les partis de la Douma au contrôle du gouvernement, lois sur les «agents étrangers». Et enfin, le 24 février 2022 [intervention en Ukraine].
Peut-être avons-nous obtenu des succès notables sur le plan moral, voire idéologique, et formé des audiences stables qui ont survécu à l’épreuve des trois dernières années et qui, dans l’ensemble, persistent. Nous disposons désormais d’un milieu, de cadres, d’une culture et d’une tradition distinctes – en bref, d’une grande partie de ce qui nous manquait dans les années 2010. Et paradoxalement, dans le contexte de l’effondrement moral et politique de l’ancienne opposition officielle, nous sommes au moins plus visibles et plus aptes à développer des initiatives politiques indépendantes.
Mais dans le même temps, la société dans son ensemble est écrasée non pas avant tout par la répression, mais par la dépression. Les problèmes de la gauche sont, en fin de compte, les problèmes de la société russe en tant que telle: une solidarité faible, des liens fragiles et un manque d’expérience.
Avez-vous été surpris que la plupart des blogueurs/blogueuses dits «de gauche», censé·es mobiliser et radicaliser leur public, aient ouvertement ou implicitement pris le parti des autorités russes ces dernières années? De plus, la plupart d’entre elles et d’entre eux n’ont aucune ambition politique et se distancient de la politique. S’agit-il d’une tendance générale ou d’un dysfonctionnement?
Vous allez rire, mais je m’attendais à pire. Quelques personnes m’ont agréablement surpris. Quant à la dépolitisation, je suis tout à fait d’accord: se déclarer «de gauche» n’implique en rien une activité ou une position sur les questions politiques actuelles.
Mais il y a un autre point curieux concernant les staliniens post-soviétiques. Historiquement, l’idéologie stalinienne a traversé plusieurs étapes et a considérablement évolué. Il y a d’une part l’idéologie des années 1930, où l’on trouve encore beaucoup de rhétorique révolutionnaire, de références aux intérêts de classe, etc. Et d’autre part, l’idéologie de 1948-1953, qui prépare en substance l’«impérialisme rouge» [l’imposition de régimes dépendants du centre moscovite dans les pays du Comecon créé en 1949: Bulgarie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne, Roumanie et RDA en 1950]. Il n’y a plus rien de progressiste là-dedans. Pour employer des termes familiers, on est passé du thermidor soviétique au bonapartisme soviétique.
Et en 2022, on a immédiatement compris à quelle période de l’histoire soviétique tel ou tel·le blogueur/blogueuse se référait. Parmi celles et ceux qui s’orientaient vers les idées des années 1930, beaucoup ont critiqué le SMO, tandis que les «impérialistes rouges» ont naturellement soutenu les autorités. Tout cela est assez logique.
Avez-vous le sentiment que les médias de gauche ont commis des erreurs au cours des années qui ont précédé le conflit ukrainien? Pensez-vous qu’il y ait eu une forte tendance à critiquer l’histoire et les libéraux (j’ai ma part de responsabilité à cet égard) et que les discours promus aient créé un phénomène étrange, à savoir une audience de gauche dépolitisée, avec des discours qui étaient, franchement, antimarxistes?
Bien sûr, avec le recul, certaines erreurs sont toujours visibles. Mais en ce qui concerne la critique des libéraux, il me semble que nous avions raison. Et il ne s’agit même pas de points théoriques, mais du fait que la plupart des opposant·es libéraux aux autorités refusaient catégoriquement de voir les racines systémiques et économiques de ce qui se passait. En d’autres termes, elles et ils appelaient non pas à changer le système, mais à remplacer certaines personnes très mauvaises et corrompues issues des services de sécurité par des personnes «très bonnes et respectables», de préférence issues du monde des affaires. Et bien sûr, à organiser des élections équitables.
Personne ne contestera ce dernier point, mais le système politique actuel n’est pas sorti de nulle part; il repose sur certaines relations de pouvoir économique et de propriété, sur une structure sociale qui non seulement présuppose une inégalité sociale et matérielle flagrante, mais qui éloigne également la grande majorité des citoyen·nes, y compris la classe moyenne, de la participation aux prises de décision.
Si nous voulons obtenir le soutien massif de la population en faveur du changement, nous devons parler de tout cela. Et nous devons critiquer les libéraux pour leur incohérence, pour le fait que beaucoup d’entre elles et eux ont peur de la démocratie effective et ne le cachent même pas.
Bien sûr, la critique peut prendre différentes formes. Il est ridicule de réprimander les libéraux simplement parce qu’elles ou ils sont libéraux, ou d’oublier les personnes honnêtes et courageuses du camp libéral avec lesquelles nous partageons aujourd’hui des problèmes communs. Nous ne devons pas confondre solidarité démocratique et absence de position propre. Et il va de soi que la critique doit être substantielle et courtoise. Les militant·es de gauche qui, au lieu d’engager un débat raisonné, se contentent de lancer des slogans n’obtiendront rien de bon.
Nous devons comprendre que les militant·es libéraux sont actuellement en train de procéder à une très sérieuse remise en question de leurs valeurs. Cela ne signifie pas qu’elles ou ils deviendront tous et toutes militantes de gauche demain (même si certain·es le feront, et l’ont déjà fait). À tout le moins, elles et ils nous écouteront, et dans une telle situation, ce qui nous est demandé, c’est d’exposer clairement et de manière convaincante notre position sur des questions concrètes, de respecter nos adversaires et d’exiger le respect pour nous-mêmes. Quand l’une de nos connaissances communes se met soudain à crier qu’il faut écraser ces «maudits militants de gauche», cela ne ressemble pas non plus à de la solidarité démocratique.
Je suis d’accord avec vous. Mais il me semble que le problème réside également dans l’angle d’approche de la critique. Vous avez sûrement réfléchi à maintes reprises à la manière dont les idées ouvertement de droite ont été et sont encore promues en Russie sous le drapeau rouge. Et cela ne concerne pas seulement le CPRF [Parti communiste de la Fédération de Russie] [8], mais aussi les partis extra-systémiques. Sexisme, chauvinisme, antisémitisme, antidémocratisme, négationnisme vaccinal, théories du complot: tout cela est monnaie courante dans le public «de gauche» russe. Êtes-vous d’accord pour dire que de nombreuses et nombreux «militants de gauche» en Russie sont en pratique de droite, et que cette situation n’a pas pu être corrigée au fil des années de présence de YouTube «rouge»?
À mon avis, la dépolitisation et la promotion d’idées réactionnaires sont étroitement liées. Je rencontre souvent la même personne qui tient des propos tout à fait sensés lorsque la discussion porte, par exemple, sur son domaine professionnel, puis qui débite des absurdités conspirationnistes lorsqu’il s’agit de politique ou d’histoire politique. Mais la politique réelle est toujours concrète et exige une logique systémique. En d’autres termes, la politisation ordonne et structure la conscience.
Le «YouTube rouge» est-il responsable de la situation actuelle? En partie oui, mais seulement en partie. Nous aurions peut-être dû accorder plus d’attention à la démystification de divers mythes réactionnaires et propres au complotisme. Eh oui, nous avons essayé d’élargir notre audience, y compris au détriment d’un public loin d’être exempt de ces mythes.
Mais voici le point délicat. D’une part, on ne peut pas se permettre de telles choses. D’autre part, regardez les militant·es de gauche occidentaux qui qualifient immédiatement de fasciste toute personne ordinaire qui raconte une blague politiquement incorrecte, la poussant ainsi vers les fascistes, les vrais.
Le travail d’éclaircissement exige des efforts constants, de la patience, de la persévérance et une attitude bienveillante envers les personnes qui sont devenues victimes de la manipulation idéologique, combinées à une intolérance totale envers les manipulateurs/manipulatrices eux-mêmes et leur idéologie.
J’espère vivement que la politisation accélérera les choses. Plus les gens acquerront d’expérience pratique dans la lutte politique, plus il leur sera facile de démêler ces questions.
Pensez-vous que le 24 février 2022 et les événements qui ont suivi ont marqué la fin de l’ancien mouvement de gauche en Russie, issu du mouvement rouge-brun [cf. entre autres le Parti communiste de la Fédération de Russie, CPRF] des années 1990, et que nous nous trouvons désormais à un carrefour où trois voies principales s’offrent aux marxistes: (1) une voie rouge-conservatrice soutenant les autorités; (2) un «reconstructionnisme» rouge au niveau de la sous-culture, sans réelle influence politique; et (3) une voie progressiste de gauche dont les contours sont encore indéfinis?
Il ne fait aucun doute que les événements du 24 février 2022 ont marqué un tournant. Nous voyons désormais très clair sur qui vaut quoi et qui est bon pour quoi. Et l’essentiel n’est même pas ce qui s’est passé en 2022, mais comment cela va se terminer. C’est rétrospectivement que le comportement des différentes personnes et des différents groupes sera évalué. Je ne parle pas de nos jugements – nous les avons déjà exprimés – mais de la façon dont ce qui se passe sera perçu par la société. Nous sommes actuellement dans une phase intermédiaire. Elle s’est prolongée de manière intolérable, mais manque encore de contenu propre.
D’ailleurs, les plaintes concernant le manque de définition du projet de gauche sont du même ordre. Le flou de la situation politique ne nous permet pas de façonner pleinement un projet de gauche, même dans ses aspects économiques. Par exemple, nous préconisons la nationalisation des monopoles naturels [une situation de monopole naturel existe lorsque la production d’un bien donné par plusieurs entreprises est plus coûteuse que la production de ce bien par une seule entreprise, entre autres dans les infrastructures essentielles]. Mais le plan concret et les formes de nationalisation, ses limites et ses possibilités organisationnelles, nous ne pourrons les déterminer qu’après l’ouverture de perspectives d’action politique. Nous comprendrons alors qui est prêt à nous soutenir et dans quelle mesure, comment nous entendre avec nos allié·es et les rallier à notre cause, ce que la société sera prête à accepter et à soutenir.
En tant que démocrates, nous devons tenir compte de l’opinion des populations. Mais cela ne signifie pas qu’il faille rester à la traîne. Pour formuler un projet, il faut avoir une longueur d’avance, voire une demi-longueur d’avance sur le processus, mais en aucun cas s’en détacher.
Il y a quelque temps, beaucoup de gens (dont vous-même, dans votre livre Between Class and Discourse [9]) ont critiqué les influenceurs/influenceuses de gauche pour avoir abandonné les questions de classe et de politique au profit de batailles culturelles et de «guerres en ligne». Cela concernait en particulier les «féministes de Twitter», qui ont formé des communautés toxiques et se sont empressées de «censurer» celles et ceux qui ne correspondaient pas à leur discours. Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui, compte tenu de la complexité de la politique réelle, les défenseur·es de l’Union soviétique sur Internet sont devenus exactement les mêmes «féministes Twitter», qui s’empressent de dénoncer toute personne critiquant l’Union soviétique, avec ou sans raison? Et que cette défense est soit dépolitisée, soit carrément réactionnaire?
En fait, la réponse est déjà contenue dans la question. Oui, une réaction douloureusement agressive à certains mots et sujets est pour le moins un signe malsain. Mais il me semble que nous devons creuser plus profondément et réfléchir à ce que les gens défendent exactement. Quelle Union soviétique? Qu’est-ce qui les attire dans l’expérience soviétique?
Je peux parler en mon nom. Il ne fait aucun doute que les acquis de la révolution ont été l’État social, qui, soit dit en passant, n’a pris pleinement forme que dans les années 1960, bien qu’il ait été déclaré comme objectif dès le début; l’éducation de masse, non seulement par le biais des écoles et des universités, mais aussi par la diffusion de la haute culture; et, bien sûr, l’immense travail de transformation d’un pays agraire en un pays industriel, le développement de la science, etc.
Mais le fait est que l’Union soviétique était une société extrêmement contradictoire. Et les aspects de l’histoire soviétique dont je parle n’ont pas simplement coexisté en parallèle avec la répression, la suppression de l’individu·e, les campagnes contre la génétique ou les «cosmopolites sans racines», le bureaucratisme sauvage, etc. – tout cela était étroitement lié.
Et c’est là que réside le problème crucial. Celles et ceux qui défendent aujourd’hui avec tant de zèle l’Union soviétique ne défendent en fait pas l’Union soviétique, mais précisément les aspects sombres, réactionnaires ou conservateurs de l’histoire soviétique, c’est-à-dire les traits mêmes du système soviétique qui l’ont finalement condamné à la défaite historique. Pour nous, en tant que militant·es de gauche, il est fondamental de tirer des conclusions critiques de cette expérience afin de ne pas la répéter et de ne pas répéter sa défaite. Nous n’avons pas l’intention de nous complaire dans la nostalgie; nous avons l’intention de gagner. Vous voyez la différence?
Vous avez probablement entendu dire que j’ai récemment publié une longue vidéo sur la terreur stalinienne contre les communistes et, plus largement, contre la gauche. Pensez-vous qu’il soit destructeur d’aborder de tels sujets?
J’ai entendu parler de la vidéo, mais je n’ai malheureusement pas pu la regarder. Nous n’avons pas Internet ici. Mais il me semble que la question ne porte pas sur la vidéo, mais sur la réaction qu’elle suscite.
Ce qui est intéressant, c’est de savoir pourquoi cette réaction est si douloureuse aujourd’hui [10]. Après tout, la répression contre les communistes en Union soviétique est un fait connu depuis longtemps. N’y a-t-il pas eu les révélations du 20e congrès du PCUS [Parti communiste de l’Union soviétique] en 1956? Même si certain·es n’appréciaient pas les évaluations de [Nikita] Khrouchtchev – certain·es les trouvaient trop modérées, d’autres au contraire trop catégoriques –, les faits sont évidents.
Et depuis lors, de nombreuses recherches ont été menées. Certaines d’entre elles, comme le livre de [Viktor Nikolaïevitch] Zemskov, Staline et le peuple [11], sont souvent citées par les staliniens eux-mêmes lorsqu’ils affirment que le nombre de victimes était inférieur à celui avancé par les auteurs libéraux antisoviétiques. C’est d’ailleurs vrai: dans de nombreuses publications de la fin des années 1980 et des années 1990, le nombre de victimes a été exagéré. Mais il y a eu des victimes! Ou bien près de 700 000 personnes fusillées sur décision de «troïkas spéciales» [12] ne suffisent-elles pas? Combien faut-il pour commencer à prendre au sérieux les répressions des années 1930?
Alors, si les faits sont connus, pourquoi une telle réaction? Et pourquoi maintenant, alors que la direction du CPRF-Parti communiste de la Fédération de Russie condamne officiellement les décisions du 20e Congrès, qui n’ont aucun rapport direct avec le moment présent? Il me semble qu’il y a deux raisons à cela.
La première est que l’histoire se substitue à la politique. Il ne s’agit même pas de dépolitisation, c’est pire: la défense des mythes devient le contenu principal de l’activité – ou de la passivité. Et, je le répète, ce sont des mythes réactionnaires. Le mythe du grand leader est réactionnaire en soi, car il vise à supprimer l’activité indépendante et démocratique des masses. Big Brother pensera à votre place.
La deuxième raison est simplement le désir de plaire aux autorités actuelles. Peut-être inconsciemment. Mais ce n’est un secret pour personne que l’héritage autoritaire de l’Union soviétique est tout à fait accepté et approuvé par le régime actuel, contrairement à l’héritage progressiste soviétique, tel que l’émancipation des femmes, la séparation de l’école et de la culture de l’Église, etc.
Plus largement, à l’heure où la lutte pour les libertés démocratiques devient l’aspect le plus important de la lutte pour la transformation sociale, on nous propose un culte de l’autoritarisme et du conservatisme. En d’autres termes, il existe déjà ici une politique bien définie, dans l’intérêt de la préservation de l’ordre existant.
La conclusion s’impose. Même si cela ne plaît pas à certain·es, nous devons soulever les questions de démocratie, car en dernière analyse, ce sont des questions sociales, des questions de classe.
Pourquoi, selon vous, le mouvement de gauche en Russie refuse-t-il de se défaire du spectre de [Joseph] Staline? N’est-il pas temps de développer une nouvelle image du socialisme, tant sur le plan politique qu’esthétique?
Tant que la gauche sera associée au passé, nous n’aurons pas d’avenir. Bien sûr, vous pouvez consulter les résultats des sondages sur la popularité de Staline [en Russie]. Mais ce qui importe, c’est de savoir quelles questions ont été posées et comment elles ont été formulées. Une chose est de savoir comment vous évaluez la personnalité de Staline. Discutons-en, débattons-en, réfléchissons-y.
Mais voici une autre question: aimeriez-vous revenir en 1937? Ou plus généralement à l’époque stalinienne, sans appartements privés, sans Internet, voire sans le droit de choisir librement son lieu de résidence dans son propre pays? Et là, nous constatons que la grande majorité des personnes ne voudraient même pas envisager une telle perspective. Nous devons nous débarrasser des fantômes du passé, tout simplement parce que nous avons besoin du soutien de la majorité d’aujourd’hui, du soutien des personnes avec lesquelles nous construirons l’avenir, et non pour pleurer le grand passé.
Un autre point sensible pour la gauche russe d’aujourd’hui est la lutte pour les droits démocratiques. Il est clair pour moi, comme pour beaucoup (et je suppose pour vous aussi), qu’il ne peut y avoir de transition directe du régime de Poutine à un régime socialiste, de la société actuelle à une société socialiste. De plus, la dictature et la restriction des libertés nous éloignent d’un avenir radieux plutôt que de nous en rapprocher. Mais lorsque ce sujet est abordé, on nous reproche de «prôner l’amélioration du capitalisme», d’être «devenu·es libéraux», etc. Comment expliqueriez-vous à celles et ceux qui ne comprennent pas le sens de la lutte pour les libertés et droits démocratiques pourquoi elle est nécessaire?
Restons simples. Que quelqu’un me montre une citation de [Karl] Marx, [Vladimir] Lénine ou même Staline affirmant clairement qu’une dictature bourgeoise est préférable à une démocratie bourgeoise. Il est évident qu’aucun des «classiques» n’a jamais dit une absurdité aussi flagrante. Et pour les plus récalcitrant·es, je recommande le discours de Staline au 19e Congrès du PCUS. Le thème central de ce discours est que les communistes des pays capitalistes doivent être à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie.
Pourquoi est-ce que je dis que la question de la démocratie est une question de classe? Parce que l’auto-organisation massive des travailleurs et des travailleuses n’est possible que dans des conditions de liberté et d’ouverture, lorsque de nombreuses et nombreux membres de la classe ouvrière, et pas seulement des héros/héroïnes et des militant·es individuel·les, peuvent adhérer à des organisations de gauche, exprimer leurs opinions sans crainte de répression et, enfin, influencer la politique, y compris celle des partis de gauche.
Je comprends parfaitement que certain·es militant·es de gauche n’ont pas besoin des masses laborieuses; elles et ils rêvent de devenir des patrons et d’imposer leurs transformations au peuple depuis le sommet. Mais ce sont de «mauvais·es militant·es de gauche». Et surtout, elles et ils n’y parviendront pas.
Je rencontre souvent une réponse de la part des admirateurs/admiratrices du Généralissime selon laquelle nous sommes moralisateurs/moralisatrices. Que le marxisme concerne la nécessité historique, et non la morale et l’éthique. Y a-t-il une place pour la morale dans le marxisme? Si oui, quelle pourrait être la base solide d’une telle morale pour les matérialistes, pour qui les pouvoirs divins et leurs dogmes n’existent pas?
Je trouve étrange de supposer que pour être une personne honnête, il faille nécessairement craindre Dieu. Ne peut-on pas simplement se comporter honnêtement. Par exemple, ne pas ressentir le besoin compulsif de nuire à son prochain. Et nous ne manquons pas de personnes qui proclament constamment leur foi tout en agissant comme si elles étaient poussées par le diable.
Bien sûr, si l’un ou l’une d’entre nous a besoin de Dieu, je n’ai rien contre. Mais d’un point de vue sociologique, la société a simplement besoin de moralité, de certaines références éthiques sans lesquelles la reproduction des relations sociales et économiques serait impossible. Ces règles morales générales peuvent être codifiées sous forme religieuse – à travers les Dix Commandements – ou sous la forme du Code moral du constructeur/constructrice du communisme [13]. Ce n’est pas la question. Le fait est qu’elles sont établies de manière informelle par la communication, l’éducation, l’art, l’expérience d’autres personnes que l’on prend pour modèles.
La loi seule et la menace de répression ne suffisent pas à maintenir, au quotidien, la reproduction de la société; il faut quelque chose d’évident, fondé non pas sur la crainte de la punition, mais sur la nécessité d’une interaction constructive et d’une compréhension mutuelle avec les autres. On ne peut pas faire le bien sur une île déserte. Marx se moquait à juste titre des «robinsonades». Pour faire le bien, il faut un/une «autre». Il faut des relations sociales. Et nous, la gauche, voulons changer ces relations, les rendre plus humaines et minimiser la violence et la coercition.
Les ondes de l’entretien entre Andrey Rudoy et Boris Kagarlitsky.
Envisagez-vous une force politique de gauche qui pourrait devenir importante à l’avenir et prendre la place du Parti communiste de la Fédération de Russie et d’autres organisations? Et quelle devrait être son organisation et son idéologie? Un parti communiste orthodoxe, un parti socialiste démocratique, un parti social-démocrate? Ou pourrait-il s’agir de tout un spectre de forces politiques?
Si l’on parle des changements qui se sont produits au cours des trois dernières années, l’un des plus importants est la disparition de l’ancienne opposition à la Douma. On pouvait critiquer autant qu’on voulait l’opportunisme des dirigeants du PCFR et affirmer de manière convaincante qu’ils n’étaient ni communistes ni de gauche, mais ils restaient pratiquement la seule opposition représentée au sein du système; c’est pourquoi les gens continuaient à les rejoindre, et nous devions les prendre en considération, tenir compte de leur monopole.
Après le 24 février 2022, ils ont finalement perdu la fonction qu’Anatoly Baranov appelait «fournir des services d’opposition à la population» [14]. Le champ politique en Russie n’est pas seulement «nettoyé», il est vidé. Nous pouvons repartir de zéro, et c’est excellent.
Non seulement nous pouvons et devons construire une nouvelle force politique sur le flanc gauche, mais nous pouvons et devons en faire la plus moderne et la plus avancée à l’échelle mondiale – et c’est là notre avantage par rapport, par exemple, à nos camarades occidentaux, car ces derniers doivent se référer à des structures, des organisations et des institutions qui persistent depuis les années antérieures, alors que nous n’avons rien de tout cela.
Pendant ce temps, c’est précisément au niveau mondial que le processus de refondation du mouvement de gauche mûrit et commence déjà. Regardez le nouveau parti créé par les partisan·es de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne; regardez les nouveaux animateurs et animatrices de la gauche aux États-Unis. Notre tâche consiste non seulement à unir les partisan·es, mais aussi à trouver de nouvelles formes d’organisation.
Je dirai tout de suite que j’ai plusieurs idées organisationnelles que je préfère ne pas rendre publiques prématurément. Mais cela concerne la technique. Sur le plan politique, il est clair que nous devrons former une coalition. Il est impossible de parvenir à une uniformité idéologique forte, et nous ne devons pas nous efforcer d’y parvenir. Mais l’unité politique sur les questions principales est tout à fait réalisable.
De toute évidence, selon les mots de Lénine, «avant de pouvoir nous unir, nous devons tracer des lignes de démarcation [15]». En ce sens, la discussion actuelle sur l’histoire initiée par Vestnik Buri est tout à fait naturelle et opportune. Mais il est également clair que la véritable unification, la coalition, ne se construira pas autour de la question de l’attitude envers Staline, mais autour des questions de démocratisation, de nationalisation des monopoles naturels et de socialisation des plateformes, autour des questions de guerre et de paix, d’éducation et de droits sociaux. Et il s’avérera alors qu’un bon nombre de personnes qui débattent aujourd’hui avec zèle du passé se montreront absolument désintéressées par le travail pour l’avenir. Si quelqu’un·e refuse, ce sera son choix, sa liberté.
Nous devons rassembler une large coalition autour d’un programme de réformes démocratiques et sociales, tandis que les différents éléments de cette coalition peuvent conserver leurs particularités idéologiques – c’est normal.
La discussion d’un programme de réforme a déjà commencé; je peux citer le document «New Deal» [16], qui a été discuté il y a environ un an. À mon avis, le projet est trop modéré et donc irréaliste.
Si la gauche a une chance, c’est dans le contexte d’une crise profonde qui exige des solutions plus radicales affectant la structure du pouvoir et de la propriété. Mais bien sûr, nous ne parlons pas d’une nationalisation totale dans l’esprit de l’ancienne économie soviétique.
Lors de la précédente vague ascendante du mouvement de gauche, alors que YouTube «rouge» était en plein essor, des cercles d’étude ont également commencé à se former en masse. Mais il est désormais évident que dans la plupart d’entre eux, les participant·es lisaient des ouvrages vieux de 100 à 115 ans, qu’elles ou ils traitaient de manière trop dogmatique, perdant souvent toute pertinence scientifique dans le processus. Selon vous, quels sont les livres et auteurs/autrices contemporains sur le marxisme qui méritent d’être étudiés? Et comment amener les marxistes à lire également de la littérature non marxiste, afin d’élargir leurs horizons et d’éviter une bulle d’information?
En substance, la réponse est déjà contenue dans votre question. Il faut lire des ouvrages variés, y compris non marxistes. Marx, par exemple, ne lisait pas seulement [Friedrich] Engels et lui-même. Et Lénine a étudié Les conséquences économiques de la paix de John Maynard Keynes et a même correspondu avec lui. Tout cela est évident.
Ce qui est plus intéressant, c’est que les membres de notre cercle ont souvent non seulement une mauvaise compréhension de la littérature non marxiste, mais elles ou ils ne lisent pas toujours Marx lui-même avec attention. Qui, en fait, a étudié les volumes deux et trois du Capital dans ces cercles? Ou les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844? Ou les articles sur la domination britannique en Inde? Si ces textes avaient été lus attentivement, de nombreuses disputes et plaintes absurdes à l’égard d’autres militant·es de gauche n’auraient jamais vu le jour, en particulier lorsque ces militant·es de gauche ne faisaient que répéter une idée formulée pour la première fois par Marx. Ou par Rosa Luxemburg, d’ailleurs.
Nous devons également lire l’ensemble des travaux rédigés par les chercheurs /chercheuses de gauche au cours des cent dernières années. Une bibliothèque entière s’est constituée. Elle contient de nombreux ouvrages précieux et pertinents. La maison d’édition Direct-Media tente aujourd’hui de combler en partie cette lacune avec sa série «Red Books».
Étant en prison, je ne peux pas participer pleinement à ce travail, mais j’essaie d’apporter mon aide. Par exemple, l’ouvrage d’Otto Šik intitulé Plan and Market under Socialism [17] devrait enfin paraître prochainement. Cette série est intéressante car elle présente différents auteurs et courants de pensée socialiste, des austro-marxistes [Otto Bauer, Max Adler, etc.] à Mao [Zedong]. Que les lecteurs/lectrices tirent leurs propres conclusions. L’essentiel est de vaincre l’ignorance. Et parmi les classiques non marxistes de la sociologie et de l’économie, Max Weber, Émile Durkheim, Keynes et Joseph Schumpeter sont des auteurs incontournables.
Enfin, de nouveaux ouvrages utiles apparaissent actuellement, y compris en russe. Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec [Yanis] Varoufakis sur de nombreux points, mais je pense néanmoins que son ouvrage Technofeudalism [18] est aujourd’hui incontournable [voir Cédric Durand et Jean-Marie Harribey sur la critique du technoféodalisme]. Tout comme Platform Capitalism [19] de Nick Srnicek.
J’ai entendu dire que vous étiez contrarié lorsque [Donald] Trump a remporté les élections. Et il est évident que son retour à la Maison Blanche a déjà eu des conséquences désastreuses sur la vie nationale et internationale. Mais n’y a-t-il pas une lueur d’espoir, puisque le processus de paix a au moins bougé grâce à lui?
Je ne suis pas d’accord pour dire que le processus de paix a avancé grâce à Trump. Des informations faisant état de pourparlers secrets sont apparues dès l’été 2024. Au contraire, je pense que la politique de Trump a conduit le processus dans une impasse.
Il pensait qu’en offrant des conditions favorables à Moscou, il obtiendrait très rapidement le résultat souhaité. Mais il n’a absolument pas compris les causes et la dynamique de ce conflit, qui ne trouve pas son origine dans une lutte pour le territoire ou l’idéologie du «monde russe», mais dans les problèmes politiques internes de la Russie et, dans une certaine mesure, de l’Ukraine.
Il est impossible de parvenir à un accord sur la base d’un marchandage géopolitique, tout simplement parce que la géopolitique, ou même la question de savoir qui s’empare des gisements de terres rares, est tout à fait secondaire. La question principale est le transfert du pouvoir au Kremlin. Et en Ukraine, je pense qu’il y a également une question de redistribution du pouvoir, mais sous une forme différente.
La fin de la guerre signifie la fin de la configuration politique actuelle. La manière dont les hostilités prendront fin n’a même pas d’importance. La paix est un défi pour lequel les acteurs/actrices ne sont pas prêt·es; elles et ils en sont terrifiés. Mais elle est inévitable de toute façon. Je pensais auparavant qu’il y aurait un accord de paix, puis, par conséquent, un transfert de pouvoir. Maintenant, je pense que ce sera l’inverse: d’abord le transfert, puis la paix. En tout état de cause, il me semble que Trump n’a fait que retarder et embrouiller les choses.
Il semble qu’une nouvelle escalade se prépare. Trump est déçu par l’intransigeance de Moscou et transfère des missiles en Ukraine. Comment évaluez-vous les perspectives de paix aujourd’hui, en 2026?
Comme je l’ai dit, les conditions nécessaires à un cessez-le-feu étaient déjà réunies à la fin de 2024. Les deux parties comprenaient parfaitement que prolonger les combats n’améliorerait pas leur position stratégique. Quant au processus de négociation, le retarder joue clairement en défaveur de la Russie: après chaque échec d’un accord proposé, la version suivante ne sera que pire. Trump a fait le maximum de concessions possibles dès le début, et la logique des événements l’oblige à durcir sa position.
Le problème ne réside pas dans les négociations, mais dans les alignements internes à Moscou. Paradoxalement, la propagande du Kremlin et celle des libéraux donnent la même image: des élites consolidées avec un seul leader poursuivant un objectif mondial connu de lui seul. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité. Il n’y a pas eu de régime autocratique depuis longtemps; les élites sont profondément divisées et poursuivent des objectifs totalement différents, souvent incompatibles. Mais elles craignent une scission ouverte et tentent donc de résoudre les problèmes par consensus, ce qui est impossible. En conséquence, les décisions qui sont mûres et même préparées ne sont tout simplement pas prises.
C’est comme un navire dérivant par inertie tandis qu’une dispute sans fin fait rage sur le pont pour savoir où naviguer. Combien de temps cela peut-il durer? Nous naviguons ainsi depuis au moins un an. Et nous pouvons dériver jusqu’à ce qu’un iceberg apparaisse. Qu’est-ce qui pourrait jouer le rôle d’un iceberg? Un sérieux revers militaire ou une manifestation aiguë de la crise économique et financière. Jusqu’à présent, rien de tel n’est visible, mais comme on le sait, un iceberg émerge du brouillard de manière inattendue.
Et ici, peu importe qu’une collision se produise. Ce qui importe, c’est que celles et ceux qui se disputent sur le pont le remarquent et décident enfin de tourner la barre. Tout se passera soudainement et très rapidement. En bref, le titre du classique d’Alexei Yurchak me vient à l’esprit: Tout était éternel, jusqu’à ce que cela ne le soit plus [20].
Il y a quelque temps, vous et plusieurs autres prisonnier·es politiques avez signé une lettre ouverte appelant les dirigeant·es mondiaux à accorder l’amnistie aux prisonnier·es politiques en Russie et en Ukraine [21]. À votre avis, sommes-nous proches d’une telle amnistie?
S’il y a un transfert de pouvoir, il y aura un accord de paix et une amnistie. Je dois toutefois ajouter qu’il ne s’agit pas seulement des prisonnier·es politiques. Des milliers de personnes sont détenues dans des camps et des prisons en vertu de l’article 337, qui punit l’absence non autorisée d’une unité militaire. Elles sont là à cause de la guerre et devraient être libérées.
Même en vertu d’articles pénaux ordinaires, y compris ceux dits «économiques», les tribunaux ont prononcé des peines clairement exagérées, en calculant que les personnes signeraient des contrats avec l’armée. Il est évident que l’amnistie devrait être plus large et couvrir non seulement tous et toutes les prisonnieres politiques, mais aussi d’autres articles.
Et à l’avenir, une réforme judiciaire est nécessaire. Je suis dans un camp de régime général; il n’y a pratiquement pas de véritables criminels ici. Mais je peux affirmer avec certitude qu’au moins un tiers de mes voisins ne devraient pas être ici; une amende ou des travaux d’intérêt général auraient suffi.
Certains militant·es de gauche ont critiqué à la fois votre lettre ouverte et la présence de [Yevgeny] Stupin, [Mikhail] Lobanov et [Alexey] Sakhnin à l’APCE [Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe] [22], affirmant qu’ils ne s’adressaient pas aux peuples et aux masses laborieuses, mais aux politiciens bourgeois et aux institutions politiques bourgeoises. Que répondez-vous à ces affirmations?
Ce sont des affirmations étranges. Si nous publions une déclaration publique que des centaines de milliers de personnes peuvent lire, nous nous adressons déjà aux masses. Si nous nous orientions vers les élites, nous aurions besoin de négociations en coulisses et de diverses visites à des personnalités influentes, ce qui est précisément ce que font de nombreuses et nombreux émigrés libéraux. Très bien, qu’elles et ils le fassent. Je ne m’y oppose pas. Mais notre position est publique; nous essayons d’influencer l’opinion publique en Russie et en Occident.
Quant aux politicien·nes occidentaux, c’est surtout à gauche que la question des prisonniers politiques est soulevée. J’irai même plus loin: depuis que la crise humanitaire autour de l’opération israélienne à Gaza a éclaté, il est devenu évident que la question des droits humains est polarisante et hautement idéologique. La position internationaliste de gauche est que tout le monde a un droit égal à la vie et à la liberté – Russes, Ukrainien·nes, Juifs/Juives, Palestinien·nes.
Revenons à votre quotidien dans le camp. À IK-4, il y a plusieurs prisonniers politiques de gauche: vous, Ruslan Ouchakov, Gagik Grigoryan [23]. Une telle communauté est-elle utile? Et comment vont les gars?
À IK-4, une communauté de prisonniers politiques s’est formée, avec des militants de gauche en son sein.
Paradoxalement, la plupart des personnes purgeant une peine pour des motifs politiques ne sont en réalité pas très politisées. Ils ont simplement été scandalisés par les événements de ces dernières années et ont commencé à exprimer leur indignation sur les réseaux sociaux. Ils se sont donc retrouvés à l’IK-4. Et ce n’est qu’ici, après avoir rencontré d’autres prisonniers politiques, qu’ils commencent à réfléchir en termes politiques. Et même là, ce n’est pas toujours le cas.
Mais c’est là qu’il devient évident qu’ils sont spontanément de gauche. Non pas parce qu’ils ont lu des livres théoriques, mais en raison de leur expérience de vie. À cela s’ajoute l’effet du milieu. Notre petit groupe se réunit régulièrement, boit du thé, discute de l’actualité; parfois, je raconte des histoires sur l’histoire ou la sociologie. Certains m’empruntent des livres à lire (et pas seulement les prisonniers politiques, d’ailleurs).
C’est une leçon importante pour les militants de gauche: ne vous enfermez pas dans votre propre milieu. Nous devons rendre intéressant pour les profanes ordinaires et dépolitisés d’être avec nous, et leur permettre de s’identifier à nous. Il sera alors facile de faire avancer un programme politique. C’est cela, l’hégémonie. Non pas en théorie, mais dans la pratique.
Quant à notre petit cercle, oui, avec Ruslan Ouchakov et Gagik Grigoryan, vous pouvez discuter de livres, d’épisodes du mouvement de gauche et en débattre. Mais tous les autres écoutent aussi avec intérêt. Denis Anokhin [24] passe régulièrement nous voir. J’espère vivement que lorsque nous sortirons d’ici, nous agirons ensemble.
Il n’y a pas longtemps, un autre participant à nos réunions autour d’un thé, Valentin Shlyakov [25], a été libéré de l’IK-4. Il m’écrit maintenant des lettres, nostalgique de nos rencontres du soir. Mais la situation de Shlyakov est difficile: il n’a pas de travail, des problèmes de logement et il est sous surveillance administrative pendant huit ans. À l’époque tsariste, on appelait cela «surveillance policière à vue».
Quoi qu’il en soit, je suis à ma place parmi ces personnes. Il y a des milliers de prisonnier·es politiques en Russie. Et nous pouvons les aider non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur: en maintenant une communauté et en nous soutenant les un·es les autres. Il me semble que nous y parvenons.
Je comprends que les lieux de détention soient tristes, mais quand même: quelles ont été les situations les plus drôles et les plus joyeuses qui vous sont arrivées ou qui se sont produites autour de vous au cours de ces deux années? (La libération ne compte pas.)
Curieusement, il se passe toujours beaucoup de choses absurdes et amusantes en prison et dans le camp. En fait, il n’y a rien de surprenant à cette absurdité. La prison elle-même est par définition une institution plutôt absurde. Mais je ne vais rien raconter de précis pour l’instant, car je prends des notes: je note les histoires les plus curieuses et les personnages les plus intéressants dans un petit carnet. Et je ne vais pas raconter ce qui se passe en prison.
J’espère vraiment qu’il y aura un livre, si jamais je sors d’ici. Et dans ce livre, je décrirai en détail tout ce qui s’est passé ici. Toutes les histoires drôles, comiques, grotesques et parfois, bien sûr, légèrement inquiétantes que j’ai observées ou entendues au cours de mes pérégrinations dans les prisons et l’IK-4. Je pense que ce livre sera – du moins je l’espère vivement – un succès.
Donc, pour l’instant, vous devrez attendre que je sorte, car je ne veux pas le rendre public avant.
À propos de sortie: si vous vous retrouviez face à Dud’ [26], que lui diriez-vous?
C’est une question intéressante. Je n’ai pas été invité à Dud’. Mais si je l’étais, je commencerais par le féliciter. Il me semble qu’il a beaucoup évolué en tant que journaliste.
Comme vous le comprenez, je n’ai pas vu son dernier travail, mais la différence entre ce qu’il faisait lorsqu’il débutait dans le journalisme sociopolitique et ce qu’il a accompli, par exemple, en 2023, est énorme. L’interview d'[Andrei] Lankov [27] est la dernière que j’ai pu voir; c’est un très bon travail professionnel.
Il serait difficile de me soupçonner d’avoir initialement sympathisé avec Dud’, mais je suis tout à fait d’accord avec vous. Et quand vous serez libre, vous aurez beaucoup à voir de lui. L’interview avec Volkov [28] est presque une forme d’art contemporain. Permettez-moi de vous poser une dernière question: que voudriez-vous faire en premier lieu une fois que vous serez libre?
Nous parlerons de libération quand il y aura une libération définitive. Mes deux mois de vacances entre deux arrestations ne comptent pas vraiment. Pas plus que les visites qui vous permettent de vous sentir libre pendant quelques jours ou quelques heures.
Mais en réalité, il y a beaucoup de choses instructives et même drôles en prison. Si je sors d’ici, comme je l’ai déjà dit, j’écrirai certainement un livre. Il a même déjà un titre: Walks with Leviathan (Promenades avec Léviathan). Je vous assure qu’il y aura beaucoup d’humour dedans.
Mon entourage, et même le personnel, sont déjà au courant de ce livre qui n’est pas encore écrit. Je me souviens qu’à Rzhev, le chef des opérations m’a convoqué et m’a demandé: «Est-ce que vous écrivez vraiment un livre sur la prison?» J’ai répondu que oui. Il m’a dit: «Alors, écrivez sur nos problèmes. Notre financement est mauvais et nous ne pouvons même pas faire les réparations nécessaires.» Je lui ai promis. Je l’écrirai.
Bien sûr, j’ai de grands projets, tant politiques que littéraires. Mais je dois d’abord me concentrer sur ma santé. Il ne m’est rien arrivé de grave ici, mais un camp n’est pas une station balnéaire. De plus, j’ai une famille. Beaucoup de gens veulent me voir. Et puis, il y a le chat Stepan [29]. Tout le monde et tout a besoin de temps.
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Par Boris Kagarlitsky et Andrey Rudoy. Publié pour la première fois en russe dans Rabkor. Traduction en anglais et introduction par Dmitry Pozhidaev pour LINKS International Journal of Socialist Renewal.
https://links.org.au/interview-boris-kagarlitsky-behind-bars
Traduit en français par D.E.
Voir articles de ou concernant Boris Kagarlitsky sur le site alencontre.org le 24 octobre 2022, les 4 mars, 23 mai 2023, les 2 avril, 8 avril, 11 mai, 21 octobre, 1er novembre, 16 novembre 2024, le 16 juillet 2025. (Réd.)
Notes
[1] Rabkor (Correspondant ouvrier), la plateforme médiatique en ligne de gauche fondée et dirigée pendant de nombreuses années par Boris Kagarlitsky avant son arrestation.
[2] SMO signifie «opération militaire spéciale», la désignation officielle russe pour la guerre en Ukraine. En vertu de la loi russe, l’utilisation du mot «guerre» pour désigner ces événements est interdite et peut entraîner des sanctions administratives ou pénales.
[3] FSIN-Letter: service payant de transmission d’e-mails vers les prisons russes, géré par des sous-traitants du Service pénitentiaire fédéral russe (FSIN); les messages soumis sur un portail sont filtrés par des censeurs, imprimés dans la colonie pénitentiaire et remis au détenu; les réponses sont généralement manuscrites, scannées et renvoyées à l’expéditeur d’origine. Ce service est plus rapide que la poste ordinaire, mais il n’est pas privé et les retards sont fréquents.
[4] Les manifestations de Bolotnaya (2011-2012) désignent une vague de manifestations de masse en Russie déclenchée par des allégations de fraude lors des élections législatives de décembre 2011 et un mécontentement général face au retour de Vladimir Poutine à la présidence. Les premiers rassemblements du mouvement se sont concentrés autour de la place Bolotnaya, dans le centre de Moscou, attirant une large coalition allant des libéraux aux militant·es de gauche et aux nationalistes. Les manifestations réclamaient des élections équitables, la libéralisation politique et la responsabilité; elles ont été réprimées par une forte présence policière, des détentions et, plus tard, des poursuites pénales contre les participant·es. En russe, boloto signifie «marécage», donc «Bolotnaya» se lit littéralement comme «place du marécage». La réponse de Kagarlitsky à cette question – «Le nom s’est avéré symbolique: toute l’énergie de la protestation s’est noyée dans le marécage de l’opportunisme libéral» – exploite ce double sens. Il dit que l’élan du mouvement s’est effondré à la fois au sens figuré (dans des tactiques libérales sans but ou prudentes) et au sens linguistique.
[5] La confrontation entre le président Boris Eltsine et le Congrès des députés du peuple/Soviet suprême en septembre-octobre 1993. Eltsine a dissous unilatéralement le parlement russe le 21 septembre 1993 par le décret n° 1400, ce que l’ancienne constitution n’autorisait pas. Le Parlement a déclaré cette décision illégale, a engagé une procédure de destitution à son encontre et a nommé le vice-président Rutskoy président par intérim; des affrontements de rue ont alors éclaté. Les 3 et 4 octobre, l’armée a bombardé le Parlement, arrêté les dirigeants et Eltsine a pris le dessus. Le référendum de décembre a ensuite entériné une nouvelle constitution hyperprésidentielle, qui est à l’origine de la présidence surpuissante que connaît la Russie depuis lors.
[6] Prostye Chisla («Nombres premiers») — un projet politico-économique russe de gauche dirigé par l’économiste Oleg Komolov. Mieux connu sous la forme d’une chaîne YouTube, il explique l’actualité «à travers le prisme de la base économique», démystifie les orthodoxies dominantes du marché et présente les enjeux en termes d’intérêts de classe; il est également disponible sous forme de podcast et de flux Telegram. Les vidéos typiques mélangent des commentaires basés sur des données et des analyses de la Russie et de l’économie mondiale influencées par Marx.
[7] «Goblin» – surnom de Dmitry Puchkov, traducteur, blogueur et animateur YouTube russe très en vue qui s’est constitué un large public grâce à ses traductions sur la culture pop, puis à ses talk-shows politiques. Sa plateforme mêle critiques de la politique sociale et sympathie constante pour les autorités actuelles, mais elle a également servi de passerelle importante pour les contenus de gauche.
[8] Parti communiste de la Fédération de Russie, CPRF.
Successeur post-soviétique du PCUS, fondé en 1993; le plus grand parti d’«opposition systémique» de Russie, qui critique le gouvernement de manière rhétorique tout en opérant confortablement dans le cadre parlementaire géré par le Kremlin.
[9] Kagarlitsky, B. (2021). Between class and discourse: Left intellectuals in defence of capitalism. Routledge.
[10] Au début du mois de juillet 2025, le Parti communiste de la Fédération de Russie (PCFR) a adopté une résolution du congrès déclarant que le «discours secret» de Nikita Khrouchtchev de 1956 (et la ligne du 20e congrès du PCUS condamnant le culte de Staline et les répressions) était «erroné» et «politiquement biaisé». C’est à cet épisode que Kagarlitsky fait allusion lorsqu’il note que la direction du CPRF a «officiellement condamné» la position du 20e congrès.
[11] Zemskov, V. N. (2014). Staline et le peuple: pourquoi il n’y a pas eu de soulèvement. Moscou: Algoritm.
[12] Comités de trois membres du NKVD (ministère soviétique de l’Intérieur) qui ont prononcé des condamnations à mort ou à des peines de prison massives pendant la Grande Terreur (1937-1938).
[13] Charte éthique soviétique adoptée avec le programme du PCUS lors du 22e congrès du parti. Elle énonçait les vertus que le parti souhaitait promouvoir à grande échelle: dévouement au communisme, primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, travail honnête, respect de la propriété publique, internationalisme et amitié entre les peuples, intolérance à l’égard de l’injustice sociale, entraide fraternelle, sincérité et modestie, respect de la famille, activisme social et discipline.
[14] Cette expression est attribuée au journaliste et commentateur de gauche Anatoly Baranov, qui a décrit le PCFR comme un monopole agréé par l’État sur les «services d’opposition», c’est-à-dire une opposition loyale et contrôlée qui mène des actions de protestation et de critique dans des limites sûres tout en stabilisant le système. Cette expression apparaît dans les discussions des médias russes depuis au moins le début des années 2000.
[15] Lénine, V. I. (1902). Que faire? Dans Œuvres complètes de Lénine (vol. 5). Moscou: Progress.
https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1901/witbd/i.htm
[16] Un programme minimum pour la Russie rédigé par le collectif économique New Deal en collaboration avec des chercheurs sociaux alliés, qui définit des réformes démocratiques, sociales et économiques à court terme (par exemple, une transition vers la démocratie parlementaire, l’élargissement des droits sociaux et une politique macroéconomique axée sur la croissance, influencée par la MMT). Il a été discuté publiquement le 13 février 2025 lors d’une table ronde Rabkor à laquelle ont participé Andrey Rudoy, entre autres; une version web du document est disponible sur le site New Deal.
[17] Šik, O. (2017). Plan and market under socialism. Abingdon, Royaume-Uni: Routledge. (Publié à l’origine en 1967.) Voir en français La troisième voie: la théorie marxiste-léniniste et la société industrielle moderne, Gallimard, coll. Bibliothèque sciences humaines, 1974.
[18] Varoufakis, Y. (2023). Technofeudalism: What killed capitalism. Londres: The Bodley Head.
[19] Srnicek, N. (2017). Platform capitalism. Cambridge, Royaume-Uni: Polity Press. [En français, Capitalisme de plateforme: l’hégémonie de l’économie numérique, Lux Editeur, 2018.]
[20] Yurchak, A. (2005). Everything was forever, until it was no more: The last Soviet generation. Durham, Caroline du Nord: Duke University Press. Alexei Yurchak est un anthropologue américain d’origine russe, professeur d’anthropologie à l’université de Californie à Berkeley.
[21] Début juillet 2025, un groupe de 11 dissidents russes emprisonnés, dont Kagarlitsky, a publié une lettre ouverte aux dirigeants mondiaux demandant que tout accord de paix entre la Russie et l’Ukraine inclue une libération massive («tous/toutes contre tous/toutes») des détenu·es — comprenant les prisonnier·es politiques russes et les otages civil·es ukrainien·nes détenu·es par la Russie — ainsi que la libération immédiate des détenu·es gravement malades.
Lire la lettre ici
https://links.org.au/open-letter-jailed-russian-leftist-dissidents-least-10000-us-have-been-punished-simply-taking-civic
[22] En juin 2025, les personnalités de gauche russes Yevgeny Stupin, Mikhail Lobanov et Alexey Sakhnin se sont adressées à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) au sujet de la répression politique et de la guerre entre la Russie et l’Ukraine; leurs témoignages sont consignés dans le procès-verbal de l’Assemblée du 24 juin 2025.
[23] Ruslan Ushakov est un blogueur de gauche anti-guerre et auteur sur Telegram poursuivi pour «diffusion de fausses informations sur l’armée» et condamné à 8 ans de prison dans une colonie pénitentiaire de régime général. Gagik Grigoryan est un militant de gauche arrêté à l’âge de 17 ans et condamné en janvier 2025 à 7 ans de prison pour avoir prétendument comploté en vue d’assassiner un soldat russe; les médias indépendants soulignent que son cas s’inscrit dans le cadre de la répression menée contre les jeunes militants de gauche opposés à la guerre.
[24] Denis Anokhin est un blogueur anti-guerre, condamné en septembre 2023 à 4 ans dans une colonie pénitentiaire de régime général pour «justification du terrorisme» en ligne et «incitation publique à des activités extrémistes» en ligne.
[25] Valentin Shlyakov est un YouTuber moscovite poursuivi pour «appels à l’extrémisme/au terrorisme» en ligne, condamné en 2022 à 4 ans dans une colonie pénitentiaire de régime général et libéré de l’IK-4 (Torzhok) en août 2025.
[26] Yuri Dud est l’un des intervieweurs et réalisateurs de documentaires les plus regardés de Russie sur YouTube, connu pour sa chaîne vDud’. Ancien rédacteur en chef de Sports.ru, il est passé du journalisme sportif à des conversations approfondies avec des personnalités culturelles, des politiciens et des militants, ainsi qu’à des documentaires longs métrages (par exemple, sur l’héritage de Kolyma/Goulag et la tragédie de Beslan). Son style — direct, rapide, très documenté — a fait de lui une référence pour les médias indépendants; les autorités russes l’ont ensuite désigné comme «agent étranger».
[27] Kagarlitsky fait référence à la longue interview de Yuri Dud avec Andrei (Andrey) Lankov, un universitaire russe basé à Séoul et spécialiste de la Corée (professeur à l’université Kookmin et auteur de The Real North Korea). L’épisode de 2023 de Dud avec Lankov présente aux téléspectateurs l’histoire de la RPDC, la logique de survie du régime, la vie quotidienne sous surveillance et le programme nucléaire.
[28] Il s’agit de l’interview de 4 heures et demie réalisée par Yury Dud sur YouTube avec Leonid Volkov (collaborateur de longue date de Navalny et ancien directeur de l’ACF/FBK, le Fonds anti-corruption), publiée le 21 janvier 2025 sur la chaîne vDud. L’épisode explore la stratégie post-Navalny, les controverses autour du financement du FBK, les donateurs, les scandales internes et la situation générale de l’opposition en exil. Il a suscité un large débat dans les médias russes et attiré un large public.
[29] Kagarlitsky fait un signe de tête à son chat, Stepan, qui est devenu une mascotte mineure de ses livestreams Rabkor: de nombreux streams à domicile étaient intitulés «Boris Kagarlitsky & le chat Stepan», le chat apparaissant souvent à l’écran.
