Les trois auteurs, rompus au journalisme d’investigation et à l’art du récit, ont donné à leur enquête sans précédent le titre de la série Netflix qui immanquablement en sera tiré. L’Empire est le roman vrai de ce que le rap français est devenu depuis dix ans. Jul, Ninho, SCH, Koba LaD, Gims sont les parrains truculents d’un genre qui domine le marché culturel; ils multiplient les centaines de millions de streams, remplissent des stades. Leur argent attire les narcotrafiquants qui exigent leur part du butin.
Ce livre est une constellation du pire de l’ultralibéralisme prédateur. Il met en scène la nouvelle économie du digital, des acteurs troubles dont on n’entend jamais parler, comme ce label nommé Sativa, établi discrètement dans un bourg espagnol devenu nouvelle Mecque du rap mondial. D’une page à l’autre, vous passerez des bars à chicha de Dubaï aux ghettos de Kinshasa. Vous croiserez le vieux monde capitaliste qui cherche à s’encanailler mais surtout à s’enrichir grâce à cette jeunesse périphérique. Vous serez estomaqué par la désinvolture de l’industrie du disque, qui préfère fermer les yeux sur les destinataires criminels de leurs transferts financiers.
Grâce à ce «Rapocalypse Now» à la française, on comprend mieux deux choses. Le journalisme culturel mérite le sérieux de l’investigation plutôt que la simple promotion – les auteurs ont réalisé des centaines d’entretiens, leur bas de page sont saturés de rapports de police et les chapitres sont truffés de révélations. Et puis, au-delà du rap, cet Empire permet de comprendre comment un système de captation généralisée finit par tout détruire. Même la beauté incandescente d’une musique qui sait toujours raconter le monde.

Joan Tilouine, co-auteur du livre «L’Empire». — © Franck Ferville / Editions Flamm
Le Temps: Comment est née l’idée d’une enquête sur le rap français?
Joan Tilouine: D’abord de la volonté de raconter un pouvoir culturel colossal. Le rap est devenu la musique la plus écoutée, la plus lucrative – on parle d’un marché de près d’un milliard d’euros en France. Elle est aussi la plus influente, à la fois sur l’esthétique, la langue et les codes sociaux. On souhaitait combler en partie un vide éditorial concernant cette industrie. Il n’y a pas de presse libre, il n’y a pas de journaliste indépendant qui ait mené des investigations sur ce territoire-là.
C’est un paradoxe au moment où de plus en plus de médias traitent de la culture hip-hop…
Il y a un foisonnement de médias rap qui dépendent des majors du disque et des artistes pour exister. La plupart sont donc compromis éditorialement. Nous n’appartenons pas à ce mouvement: c’est une force et une faiblesse. Nous arrivons avec des outils de journalistes d’investigation et nous avons appliqué exactement les mêmes méthodes que si on travaillait sur l’industrie pharmaceutique ou sur une affaire politico-financière.
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La référence au gangstérisme est omniprésente dans l’histoire du rap. Imaginiez-vous à quel point cette musique est gangrenée par une économie et des pratiques mafieuses?
Nous n’avions pas anticipé combien l’élite du mouvement musical est infiltrée par le narcobanditisme. En août 2024, nous avons atteint un point de bascule avec l’attaque contre l’entourage du rappeur SCH: un homme est mort et un autre a été grièvement blessé, dans un règlement de comptes lié à des tentatives d’extorsion. Le sentiment d’une perte de contrôle générale a délié les langues, notamment celles de l’entourage des rappeurs et des cadres de l’industrie.
La plupart des rappeurs dont vous parlez sont victimes d’organisations qui les font chanter pour prélever une part de leurs avances. Vous évoquez aussi des artistes qui ont clairement franchi la ligne de la criminalité…
L’exemple plus frappant, c’est Maes. Il a grandi à Sevran, dans le nord-est de Paris. Il a obtenu un succès phénoménal à partir de la fin des années 2010. Il a dû quitter son quartier parce qu’il se voyait reprocher de ne pas redistribuer assez d’argent localement. Il s’est exilé à Dubaï. Il est suspecté par la justice française d’avoir commandité deux assassinats via des tueurs à gages qu’il a contactés. Il a ensuite fui les Emirats arabes unis juste avant que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin s’y rende en visite officielle. Le rappeur craignait d’être extradé en France. A son arrivée au Maroc, où il pensait être en sécurité, il a été arrêté et emprisonné jusqu’à ce jour. C’est sidérant aujourd’hui de relire certains de ses textes où il parle par exemple de ses «shooters», les tireurs qu’il est suspecté d’avoir voulu contracter.
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Au-delà des très forts exemples individuels, vous montrez combien le système économique du rap nourrit les organisations mafieuses…
Avec l’effondrement des ventes de disques physiques, les majors se sont pour l’essentiel reconverties en des sortes de fonds d’investissement et réduites à des sociétés de distribution qui se battent pour des artistes dont la notoriété en ligne est immense. Elles sont prêtes à débourser des millions d’euros en avances. Ce sont ces sommes qui éveillent l’appétit des narcobandits. Nous avons demandé à toutes les majors (Sony, Universal, Warner, qui sont pour certaines cotées en bourse) quelles sont leurs règles de compliance. Comment évitent-elles que leur argent alimente le trafic? Personne n’a répondu. Sous anonymat, on nous a affirmé que, si les labels étaient trop regardants, il n’y aurait plus de rap.
Vous dressez le portrait de Believe, une société française de distribution qui est devenue un poids lourd de la nouvelle économie hip-hop…
C’est une boîte tech, une licorne, c’est-à-dire une start-up dont la valorisation a dépassé le milliard d’euros et qui était encouragée par Emmanuel Macron à s’introduire en bourse. Au cours de notre enquête, il nous est apparu que Believe était la structure la plus encline à nouer des alliances financières avec des organisations dont elle sait pertinemment qu’elles sont contrôlées par des narcotrafiquants. Cela pose au minimum des questions morales. Il est plus sexy sans doute pour une partie de la presse de parler des mafias de banlieue. Mais l’économie des beaux quartiers, celle qui a pignon sur rue, alimente sciemment la spirale criminelle du milieu rap.
Grâce à leur puissance économique, les principaux acteurs du rap ont acquis une importante capacité d’influence. Vous présentez Gims comme une sorte de diplomate informel…
Il est l’ami personnel de la pianiste Hélène Mercier-Arnault, l’épouse du magnat du luxe Bernard Arnault. Nous racontons qu’ils sont allés ensemble en jet privé à Kinshasa, la ville de naissance de Gims, pour notamment y rencontrer le président congolais qui lui a d’ailleurs remis un passeport diplomatique. Gims est un maître du soft power. Il chante au Qatar lors de la Coupe du Monde, puis devient l’ambassadeur des Pièces jaunes de Brigitte Macron, traite ensuite avec un chef d’Etat africain puis un émir du Golfe. Il est capable de dresser des ponts entre des puissances émergentes et le Vieux Monde qui tente de grappiller une fraction de son aura.
Il existe une tradition ancienne de rap conscient, au fort contenu politique. À la lecture de votre enquête, il semble que les plus grands rappeurs français privilégient aujourd’hui l’idéologie ultralibérale et les autocraties du Sud global…
Certains parmi les plus gros vendeurs jugent en général la France comme une nation déclinante, assez peu attrayante. Ils se tournent vers le Maroc, vers Dubaï, là où le fait d’être noir ou maghrébin n’est plus un désavantage. La lenteur essoufflée des démocraties du Nord ne les inspire pas. Ce n’est pas un hasard si, en France, ce sont seulement quelques capitaines d’industrie plutôt que les politiques qui trouvent grâce à leurs yeux. Booba s’est précipité pour réaliser un selfie avec Vincent Bolloré. Jul a rencontré Rodolphe Saadé, à la demande de ce dernier qui souhaitait nouer une relation avec l’icône marseillaise pour évoquer d’éventuelles collaborations futures. Il y a dans ce désir de côtoyer la toute-puissance une part de revanche sociale.
Comment le livre est-il reçu par le milieu rap?
Dans la presse spécialisée, le retour est globalement positif. Certaines figures d’importance, comme le rappeur Soprano ou le réalisateur Franck Gastambide, approuvent notre enquête – c’est comme si une partie de l’omerta était en train de tomber. Mais ce qui est surtout fabuleux, c’est de voir que ce livre fait lire les jeunes. On voit que des pages s’échangent sur le réseau X.
L’Empire. Enquête au cœur du RAP français. Un livre de Joan Tilouine, Paul Deutschmann, Simon Piel. Flammarion, 320 pages.