LaCinetek fêtait son dixième anniversaire ce week-end lors d’un festival à Montreuil. L’occasion de revoir “Fenêtre sur cour” ou “Les Valseuses” en compagnie de Cédric Klapish, Pascale Ferran, Noémie Lvovsky et Quentin Dupieux.

« Les Valseuses », de Bertrand Blier (1974) avec Miou-Miou et Isabelle Huppert, un film qui divise deux des trois fondateurs de LaCinetek.

« Les Valseuses », de Bertrand Blier (1974) avec Miou-Miou et Isabelle Huppert, un film qui divise deux des trois fondateurs de LaCinetek. CAPAC

Par Michel Bezbakh, Marion Michel

Publié le 17 novembre 2025 à 18h31

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C‘est un projet merveilleux qui consiste, grosso modo, à œuvrer pour la mémoire du cinéma, et c’est une joie de voir LaCinetek fêter avec vigueur son dixième anniversaire. En grande difficulté l’année dernière, la cinémathèque numérique a trouvé un équilibre financier, notamment grâce à ses vingt mille abonnés, l’objectif fixé il y a deux ans. Le fruit, sans doute, de la nouvelle orientation éditoriale lancée au même moment, consistant à augmenter le nombre de films disponibles chaque mois, en les regroupant dans des cycles, rétrospectives et autres cartes blanches.

Le cinéma du passé a sans doute de l’avenir, comme l’atteste le festival organisé par LaCinetek au Méliès de Montreuil, du 14 au 16 novembre, pour souffler ses dix bougies. Trois tables rondes archi-combles et une moyenne de cent cinquante à deux cents spectateurs par séance, pour des programmes aussi exigeants que Close-up, d’Abbas Kiarostami, le dimanche à 11 heures. Si vous n’y étiez pas, ou si vous souhaitez prolonger le plaisir, voici quatre films emblématiques des débats et réflexions du week-end, que vous pouvez retrouver à la demande sur la plateforme.

“Les Valseuses”, de Bertrand Blier

Puisque LaCinetek a la mission de montrer des films qui, comme tout le monde, ont vieilli, devenant problématiques par leurs valeurs, leurs auteurs ou leur processus de fabrication, le festival s’est tout de suite posé la plus brûlante des questions : « Y a-t-il des films immontrables ? » De la présidente, Pascale Ferran, au directeur artistique du Méliès, Stéphane Goudet, réunis dans la première table ronde, tout le monde s’est à peu près accordé à dire que non, à condition d’accompagner l’œuvre en question. C’est le cas des Valseuses, réalisé par Bertrand Blier en 1974. Un film qui en dit long sur son époque, et qui divise deux des trois fondateurs de LaCinetek (avec Laurent Cantet, mort l’année dernière).

Cédric Klapish : « Je suis pris en étau entre le fait d’avoir adoré ce film, et tout ce que je découvre aujourd’hui, sa misogynie, sa promotion de la culture du viol. C’est extrêmement troublant d’un point de vue personnel. En fait, à l’époque, le tempérament violent et transgressif des personnages du film était branché, valorisé. Je ne veux pas pour autant enlever le film de ma liste, mais je pense qu’il faut le contextualiser. »

Pascale Ferran : « Ce que dit Cédric est très intéressant, car j’ai beau avoir le même âge que lui, je n’ai jamais aimé Les Valseuses. Le traitement du personnage de Miou-Miou, le viol du personnage de Brigitte Fossey, ce sont des choses que je perçois très bien. On voit donc qu’avec Cédric nous sommes de la même génération et du même milieu social, mais nous sommes séparés par notre genre. Il voit de la transgression là où je vois la très grande misogynie de Blier. Même s’il a fait d’autres films que j’aime bien. »

“Maternité éternelle”, de Kinuyo Tanaka « Maternité éternelle », de Kinuyo Tanaka (1955), avec Yumeji Tsukioka. Un film d’une étonnante modernité.

« Maternité éternelle », de Kinuyo Tanaka (1955), avec Yumeji Tsukioka. Un film d’une étonnante modernité. Nikkatsu

Si la première table ronde a plutôt bien répondu à la question de savoir s’il y avait des films « immontrables », celle du dimanche a eu plus de mal à certifier l’existence d’un « regard féminin », ou « female gaze », en opposition au « male gaze » pensé par l’essayiste britannique Laura Mulvey dans les années 1970 (« la construction d’un système de regards — du réalisateur, des spectateurs et des personnages — enfermants pour les personnages féminins », a précisé l’universitaire Yola Le Caïnec). Pascale Ferran a toutefois rappelé que les premières réalisatrices du cinéma français, dans les années 1970, ne voulaient pas faire des « films de femmes », car dans un univers presque exclusivement composé d’hommes l’expression était péjorative.

Aujourd’hui elle ne l’est plus, et on peut dire que l’œuvre projetée juste après la table ronde, Maternité éternelle, est bel et bien un film de femmes, au pluriel. Cette histoire d’une poétesse morte prématurément d’un cancer du sein est filmée par Kinuyo Tanaka, qui fut d’abord une actrice célèbre, passée sous les regards de Naruse, Ozu, et surtout Mizoguchi. Un chef-d’oœuvre pour la réalisatrice Lucile Hadzihalilović : « La découverte de ce film a été un émerveillement. Il faut d’ailleurs lui restituer son autre titre, Les Seins éternels, plus juste et plus beau. Pour raconter cette histoire d’une artiste irrévérencieuse et courageuse, qui parle de ses douleurs et de son intimité dans ses poèmes, Kinuyo Tanaka décide qu’une femme doit l’aider à l’écriture. Il s’agit de Sumie Tanaka. Cela donne un très beau scénario avec énormément de détails poétiques, inventifs et sensoriels. C’est un film très étonnant, très moderne. La mise en scène se passe de mots, parfois, pour se focaliser sur les regards. C’est un film sur le désir, mais pas comme le cinéma avait à l’époque l’habitude de le faire : cette fois la femme n’est pas objet de désir, c’est elle qui désire. »

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“Fenêtre sur cour”, d’Alfred Hitchcock James Stewart dans « Fenêtre sur cour », d’Alfred Hitchcock.

James Stewart dans « Fenêtre sur cour », d’Alfred Hitchcock. Paramount Pictures – Alfred J. Hitchcock Productions

Vendredi soir, le festival a démarré avec le classique des classiques, Fenêtre sur cour, présenté comme un « emblème du cinéma » par Cédric Klapisch :

« Hitchcock est peut-être le réalisateur le plus cité, avec Godard, par les cinéastes qui nous donnent leur liste. Ils citent souvent Vertigo, mais aussi Fenêtre sur cour, qui d’après moi parle encore plus de cinéma. C’est un film sur le rectangle. Un exercice de style sur les façons d’utiliser le rectangle pour raconter une histoire. Toute l’intrigue est bâtie sur ce qu’on voit et ne voit pas dans les fenêtres des voisins. Le début pose l’intrigue de façon uniquement visuelle, comme au temps du muet. C’est aussi une œuvre sur les rapports entre les hommes et les femmes, avec tout un éventail des constitutions possibles d’un couple. J’aime le ton du film, où le suspense rencontre l’humour. Il y a un côté BD, caricatural, qui permet de déclencher la comédie. Enfin, puisque c’est James Stewart qui regarde par la fenêtre, ce film est une énorme métaphore du spectateur de cinéma : comme lui, vous allez être invalide et ne pas pouvoir entrer dans l’image. Vous allez voir ce qu’il fait, et ça parlera de vous. »

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“Le Charme discret de la bourgeoisie”, de Luis Buñuel « Le Charme discret de la Bourgeoisie », de Luis Bunuel 1972. Avec Paul Frankeur, Claude Piéplu, Stéphane Audran, Fernando Rey, Bulle Ogier, Delphine Seyrig, Jean-Pierre Cassel…

« Le Charme discret de la Bourgeoisie », de Luis Bunuel 1972. Avec Paul Frankeur, Claude Piéplu, Stéphane Audran, Fernando Rey, Bulle Ogier, Delphine Seyrig, Jean-Pierre Cassel… Greenwhich – Dean Film

L’emprunt est évident… Il était pourtant complètement inconscient. Quand, à la presque fin de son film Au poste ! (attention, on divulgâche), Quentin Dupieux lève le rideau — fait remonter un mur en placo, précisément — et révèle que le calvaire enduré par Grégoire Ludig depuis une heure n’est qu’une bonne vieille pièce de théâtre, avec ses spectateurs applaudissant dans la salle à la fin de l’acte, on reconnaît la cinquième variation du dîner empêché du Charme discret de la bourgeoisie (1972), de Luis Buñuel. Attablés dans la salle à manger du colonel absent, les convives-acteurs s’y rendent compte qu’ils sont sur une scène de théâtre après qu’un rideau rouge s’est levé derrière eux, face au public… Un plagiat éhonté ?

Il y a aussi eu de la légèreté, à Montreuil, ce week-end, lorsque Quentin Dupieux, Cédric Klapisch, Noémie Lvovsky et Michel Hazanavicius se sont réunis pour la troisième table ronde, sur leurs façons de « voler » les œuvres du passé. « En fait, je ne savais pas comment finir mon film, a confessé l’auteur d’Au poste !. Et puis j’ai trouvé ce truc [l’intrigue est en fait une pièce de théâtre, ndlr]. On a donc construit une réplique du décor sur une scène, et ce n’est qu’au montage que j’ai repensé à Buñuel… Je me suis dit : “C’est pas possible, je n’ai pas fait ça !” Le Charme discret est un chef-d’œuvre qui m’a vraiment marqué. J’ai honte, c’est un vrai vol gênant. Surtout que chez Buñuel, c’est juste une scène, il a d’autres idées géniales après. Moi, c’est mon finale. C’est un peu embarrassant. »

D’autant que nous avons affaire à un inconscient récidiviste. Voyez cette scène géniale avec Édouard Baer qui marche dans un couloir sans fin dans Daaaaaalí ! (2023)… Ce ne serait pas le gag du chevalier qui n’arrive jamais dans Sacré Graal (1975), des Monty Python ? Oh, mais puisqu’il vous dit qu’il ne l’a pas fait exprès !

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