Ce sont les places les moins chères et les seules qui restent, et encore seulement pour de très rares dates. Catégorie 4, « sans visibilité », encore en dessous de la catégorie 3, « visibilité réduite ». Un peu les bas-fonds, ou plutôt le poulailler du théâtre Marigny (Paris VIIIe). Ces deux catégories semblent lunaires, mais un ami nous a invité, sa compagne ne pouvant plus l’accompagner ce jeudi 13 novembre.

C’est elle qui avait choisi ces places à 15 euros. Valérie Lemercier, pour son grand retour en one-woman-show après dix ans d’absence, fait salle comble depuis le 15 octobre et jusqu’au 3 janvier prochain. Autant en être. Même sans rien voir ?

Deuxième étage droite. Places G38-G40. Nous avons eu un pressentiment en passant la porte. Non, pas ces deux places tout au bout, collées au mur, quand même ? Si. Étranges ces places à part : rien devant ni à côté. À droite la porte, à gauche quatre sièges donc, puis du vide, et devant nous, c’est le passage pour les « vrais » spectateurs qui rejoignent leurs fauteuils un peu plus loin et beaucoup plus bas.

« C’est complet complet complet », philosophe notre voisin, un peu surpris lui aussi, et qui a pris ces sièges fautes de mieux, passion Lemercier oblige. Ça a un sens de vendre ces places ? « Ça a un sens de faire du fric », soupire le fan. Lui se décide pour un rehausseur. Il y en a toute une pile à nos pieds, sur la droite. « C’est pas pour les spectacles enfants ? ». L’ouvreuse n’est pas trop sûre. « Au Châtelet, j’avais une place plus proche, mais avec un poteau juste devant », sourit l’autre compagnon de galère, lui aussi incollable sur les personnages de l’humoriste qu’il ne rate jamais.

Au moins, on étale les jambes comme chez soi

À 20h45, le noir se fait et cette dernière entre en scène. Ses premiers mots pour accueillir le public : « Profite avec tes beaux yeux et tes belles oreilles de tout ce qui va t’arriver. » Avec les oreilles, d’accord, les yeux, pas sûr. Puis pas du tout. Au début, nous distinguons bien parfois, au gré de ses déplacements, le visage de Valérie Lemercier uniquement, pas le reste du corps, et en tout petit comme une photo d’identité.

Mais quelques minutes plus tard, une retardataire arrive. Et là nous découvrons qu’il y restait une place vide dans notre champ oculaire. Soudain plus rien. Juste le son. Surtout que la dame arrivée en retard, qui elle-même voit mal – « place à visibilité réduite ? »- a décidé de s’asseoir sur le haut du fauteuil, à moitié debout, nous masquant les quelques centimètres carrés qui faisaient notre bonheur. Noir, c’est noir. Il n’y a plus d’espoir. Au moins, on étale nos jambes comme chez soi.

Lors des entrées en scène avant chaque sketch, les gens rient et on ne sait pas pourquoi. Pour nous c’est de la radio. Au bout de trente minutes, mon voisin enlève son rehausseur déposé devant lui, trop inconfortable – un adulte est trop lourd pour y garder durablement l’équilibre, on a essayé — et le jette en désordre dans l’allée, comme à un « pestacle ».

On se dit que des enfants eux n’accepteraient jamais de voir un spectacle dans ces conditions. Ils se ficheraient bien que ça coûte 15 ou 50 euros. On voit ou on voit pas ? « Vrai ou pas vrai ? », comme dit l’agricultrice normande interprétée par l’actrice dans son désopilant sketch d’ouverture.

Le son, par contre, est formidable

Entre les scènes, parfois une vague de cous se haussent devant nous. Valérie Lemercier, imagine-t-on, s’est déplacée et ils ne la voient plus, eux non plus. Au royaume des places aveugles, d’autres sont borgnes. Une personne est encore moins bien installée que nous. L’ouvreuse, assise sur une marche pendant tout le spectacle, et qui surveille la porte.

À quoi ressemble vraiment Valérie Lemercier ? On finit par se mettre debout et tenter une incursion plus centrale, toujours collé au mur, pour découvrir sa tenue de scène tout en noir. Et mettre un visage sur cette voix extraordinaire qui module ses accents d’une séquence à l’autre. Le son, par contre, est formidable, digne d’une acoustique de concert. On ne perd pas une miette de chaque inflexion vocale, du vieux Belge veuf racontant à son fils ses ébats conjugaux, un de ses classiques, à cette voisine que chaque bruit rend folle. Nous, c’est l’invisible qui nous rend marteau.

Pourtant, on ne part pas. La voix nous tient. Et on en est, de ce show qui ne sera capté par aucune caméra, comme l’impose l’artiste depuis ses débuts. Au rappel, on se lève. Allez, comme au concert. Surtout qu’assise au piano, la star chante comme une bluette romantique ce refrain hilarant : « N’envoie jamais, jamais, jamais, de photos de ta bite à personne. Garde les bien cachées, cachées, cachées dans ton téléphone. » C’est tellement vrai, mieux vaut en rire.