EN PHOTO — Au début des années 1990, le photographe Paolo Roversi se rend en Inde, avec en poche le livre composé par le cinéaste écrivain entre Bombay et le Kerala. Les mots de Pasolini dialoguent avec les images de Roversi dans “L’Odeur de l’Inde”.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 18 novembre 2025 à 16h00

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Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Voici un livre singulier que l’on peut regarder et lire de bien des façons. On peut s’attacher d’abord, puisqu’elles en sont l’objet premier, aux photographies réalisées en Inde par Paolo Roversi, maître de la lumière et de la composition picturale né à Ravenne, au bord de l’Adriatique. Elles ont été prises au tournant des années 1990, quand le photographe était au sommet de la gloire dans l’image de mode, et cherchait un absolu de beauté dans son atelier de peintre du 14ᵉ arrondissement de Paris. Ce passionné de poésie, épris des folies bohèmes de la Beat Generation avait peu le goût du voyage, mais quand il s’éloignait de chez lui c’était pour de bon, pour une expérience véritablement transcendentale.

Comme dans la chambre où Niépce a réalisé la photo originelle en 1827 et où il s’est endormi à même le sol : « Allongé sur le vieux parquet, encore taché par le bitume de Judée et l’huile de lavande. » Ou dans l’Inde immense où il est parti sans idée précise, et où il a poursuivi sa quête d’une tendre, fervente et fragile luminosité, figeant les gens et les paysages en sublimes couleurs spectrales, par la grâce desquelles le temps s’évapore. L’Inde qu’il traverse semble noble, tranquille et silencieuse, brûlant d’une douce flamme : « Il existe les photographes de la douleur et des laideurs du monde, a -t-il coutume de dire, et ceux de la beauté, de la joie de vivre : les photographes de guerre et les photographes de paix. »

Avec la fièvre de Pasolini

Évidemment l’artiste italien est plus déchiré qu’il ne le dit. Et l’on peut choisir de commencer l’ouvrage par la lecture du récit de voyage en Inde de Pier Paolo Pasolini — qui en occupe la seconde partie. Ce sont les feuillets du cinéaste écrivain, disparu il y a cinquante ans, qui lui donnent son titre — L’Odeur de l’Inde — et montrent le chemin à Paolo Roversi. Dans un entretien avec le journaliste curateur Philippe Séclier, le photographe raconte qu’il avait emporté avec lui le livre écrit par Pasolini lors d’une virée entre Bombay et le Kerala en 1960, en compagnie des écrivains Alberto Moravia et Elsa Morante. « J’ai appris à regarder l’Inde d’une manière différente. D’une certaine façon, il m’a aidé à mieux percevoir ce très grand pays. » Pasolini se jette à corps perdu dans l’étrangeté de cette terre absolument étrangère (« Je ne sais pas dominer la bête assoiffée qui tourne en moi, comme dans une cage »). La fébrilité de ses mots, la fièvre qui l’habite invitent à regarder autrement les images de Paolo Roversi comme si elles perçaient les ombres et les voiles pour réveler chaque détail intime, chaque repli de rage et de souffrance, chaque blessure du passé creusé dans les pierres écaillées.

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Pasolini, lui aussi, trouve une forme de paix : « un profond sentiment de communion, de tranquillité, et presque de joie ». Et l’on vogue de l’un à l’autre, de l’écrit à la photo, de l’image au récit, comme en rêvait Paolo Roversi, qui souhaitait publier ce recueil depuis une trentaine d’années. Le photographe s’est coulé dans les pas de son aîné, il a cherché, parmi la multitude, des figures que celui-ci aurait pu croiser. Il s’est surtout frotté aux mêmes interrogations, celle d’un homme italien dont l’enfance fut dominée par le catholicisme et qui découvre une autre religion, une autre lumière, un autre rapport au monde : « L’hindouisme est une religion magnifique, professait l’athée Pasolini. Elle a rendu les hommes modestes, doux, raisonnables. C’est cet esprit de quiétude qui a rendu possible la remarquable action politique de Gandhi : la non-violence. »

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Cet « esprit de quiétude » ne s’éloigne ni de la mélancolie ni de la douleur. Pour présenter cet hommage, Paolo Roversi confiait à Philippe Séclier un souvenir d’une déchirante clarté. « Lorsque j’étais étudiant à Ravenne. Ma professeure de latin, chez qui j’allais souvent pour des cours privés, n’était autre que la tante de Pasolini. Un jour, on sonne à sa porte : c’était Pier Paolo. Elle lui demande ce qu’il fait là et il l répond aussitôt qu’il a besoin de s’éloigner de Rome et de fuir la persécution dont il est victime  : les procès, critiques et attaques de toutes sortes. Je l’ai vu s’appuyer sur la table, la tête dans ses bras, et il a commencé à pleurer. Voilà l’image qui me reste de Pier Paolo Pasolini. Celle d’un très grand poète en larmes, à qui l’on a fait beaucoup de mal. »

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

Photo Paolo Roversi/Extrait de « L’Odeur de l’Inde » (Atelier EXB, Paris 2025)

L’Odeur de l’Inde, photographies de Paolo Roversi, textes de Pier Paolo Pasolini et Paolo Roversi, éd. Atelier EXB, 192 pages, 55 €.