De notre envoyé spécial à Varsovie,

Attention, EVG qui tourne mal. Peter, britannique de 28 ans dont 13 à éponger les bars, avait pourtant un plan limpide : se bourrer la gueule à Varsovie à moindres frais avec ses potes. La mission échoue devant le coût des bières sur place. Quatre, cinq voire six euros la pinte, « presque comme au pays ». Que Peter se console, il aura au moins assisté de ses yeux à un miracle, jusque dans les prix affichés au comptoir : le fantastique rebond de l’économie en Pologne.

Depuis la chute du rideau de fer, le pays affiche une santé d’acier, avec une croissance ininterrompue. Seul le Covid en 2020 a su le mettre en pause une petite année. En trente-cinq ans, le PIB polonais a connu un boom de + 932 %, de loin la plus belle évolution européenne. Il y a deux mois, le produit intérieur brut dépassait le trillion de dollars, premier pays de l’ex bloc-soviétique à franchir ce cap.

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J’accepteUn niveau de vie supérieur au Japon d’ici un an

Trop ivre pour comprendre tous ces chiffres, Peter n’a qu’à porter ses yeux sur Varsovie en sortant du pub pour constater le miracle économique, inscrit jusque dans la nouvelle architecture de la ville. Au quartier des affaires, les gratte-ciels montent plus haut encore que la croissance, les mille et un espaces de « coworking » ont succédé aux kolkhozes et les grands groupes – Samsung, McDonald’s, Google, L’Oreal – affichent leurs néons multicolores au lieu des drapeaux rouges d’autrefois. Devant cette skyline qui ne s’éteint jamais, Adrian, un cinquantenaire polonais pur-jus, a aussi des envies de refaire le monde devant un verre. « Un jour, on sera la Dubaï catholique. L’autre centre du monde incontournable où toutes les marques viendront, et nous, on sera tous riches ».

Et pourquoi pas ? Selon l’OCDE, le PIB par habitant de la Pologne (54.680 dollars) dépassera celui du Japon (55.190 dollars) dès l’an prochain. Et l’écart diminue année après année avec la France (65.630 dollars). Dans dix ans, il devrait être plus élevé que celui de tous les pays du G7, hors Etats-Unis.

Le premier hub de l’Est

Rien d’un hasard. « L’équation qualité/compétence/prix que vous trouvez en Pologne n’a pas d’équivalence », estime Alex, manager français à Margo Consulting Polska, cabinet de conseil en IT. Il n’est pas le seul expatrié : plus de 270 groupes internationaux opèrent leur shared service center depuis la Pologne, pesant 500.000 emplois et 10 % du PIB. Chaque année, 74.000 diplômés des filières « IT » sortent des écoles du pays. Loin du cliché du « plombier polonais » de 2005, la nation produit plus d’ingénieurs en informatique, data analyst, développeurs et expert en cybersécurité que la France, avec une population pourtant deux fois moins nombreuse.

Alex, Français expatrié en Pologne, a vu son salaire de manager doubler en 10 ans.Alex, Français expatrié en Pologne, a vu son salaire de manager doubler en 10 ans. - JLD/20 Minutes

« En Pologne, il y a un rapport très important au travail et un goût de l’effort », appuie Adrian, qui a troqué l’émerveillement pour le pragmatisme. Pour lui, les 35-Heures sont une incongruité similaire à un Big Mac qu’on aurait présenté à son grand-père. « Même dans la vie de tous les jours, une des premières questions qu’on se pose, c’est où en est notre épargne retraite, si on a bien cotisé ce mois-ci… Le travail est omniprésent. »

2004, le tournant polonaisOlga travaille dans l'IT. Ce qui la marque le plus est la possibilité de voyager à l'étranger, et de ne pas (trop) subir les prix internationaux.Olga travaille dans l’IT. Ce qui la marque le plus est la possibilité de voyager à l’étranger, et de ne pas (trop) subir les prix internationaux. - JLD/20 Minutes

Comme tout miracle biblique, l’économie polonaise a ses textes fondateurs. Le Nouveau Testament de la croissance a eu lieu en 2004, avec l’adhésion à l’Union européenne, ouvrant à la fois le pays aux investisseurs étrangers et permettant aux Polonais de s’expatrier. « C’est vraiment le premier étage de la fusée, là où l’économie a pris un tournant », abonde Olga, employée dans la tech. « La croissance technologique qu’il y a eue, les infrastructures, je n’aurais jamais cru ça possible si vite… ».

Cette année-là, et plus encore en 2007-2008 avec la crise économique, des millions de Polonais sont allés travailler en Allemagne, au Royaume-Uni, en France développer leurs compétences, envoyer de l’argent au pays et… finir par rentrer. 50 % des expatriés depuis 2004 seraient revenus au pays, selon l’ONU, de quoi ramener richesse et compétences au pays. « Ce fut aussi une ouverture au monde, un changement d’état d’esprit », sourit Olga.

Adrian en fait partie – cinq ans à cuisiner en Allemagne puis un retour express à Varsovie, pour cause de mal du pays… et d’un alignement des salaires. Il se frotte les yeux : « Qui aurait cru qu’un jour le niveau vie en Pologne serait si proche de celui de Berlin ? » En dix ans, le salaire moyen a doublé, passant de 4.000 zlotys à 8.200 (1.980 euros). Le salaire minimum, lui, a connu un bond encore plus spectaculaire de + 146 % (1.100 euros) et dépasse aujourd’hui le salaire moyen de 2015.

« Une vraie montée en compétences du travailleur »

De quoi priver les Polonais de leur avantage concurrentiel sur le marché international ? Non, réfute Alex. « Les requêtes client traitées par les Polonais sont deux fois plus complexes que celles traitées par leurs homologues indiens et ont deux fois moins de bugs. Il y a une vraie montée en gamme des compétences, le prix n’est plus le seul critère ». Sans compter que généralement, un tech polonais a travaillé pour plusieurs groupes internationaux, étant vu comme la recrue « en plus » à l’époque. « Cela lui donne aujourd’hui une super expérience très recherchée, et une forte adaptabilité. »

L’Union européenne, elle, n’a pas fini de livrer ses merveilles au pays : la Politique agricole commune (PAC) de 2004, qui a nettement amélioré la productivité, l’attribution de l’Euro 2012, pour renforcer les infrastructures, et dernier cadeau en 2024, 137 milliards d’euros débloqués de fonds européens pour que le pays continue d’investir.

« Un tel sentiment de liberté »

Gratte-ciel, ouverture des frontières, infrastructures modernes…, Beaucoup de Polonais ont assisté et vu de leurs yeux ces « miracles », et en témoignent aujourd’hui aux païens qui douteraient de l’Europe et du capitalisme. « Ouvrir sa propre boîte, travailler à son compte, pouvoir acheter des voitures de marques… Et je n’aurais jamais pu imaginer qu’il serait si facile de voyager à l’étranger ! », liste Olga.

« La chose la plus folle pour moi, c’est la possibilité de rouler sur des autoroutes. Autrefois, il n’y en avait pas en Pologne, les trajets étaient interminables. C’est un tel sentiment de liberté », dépeint Przemek. En 2004, la Pologne ne comptait que 720 km d’autoroute (et 18 en 1989), contre… 5.300 en 2024.

Les laissés-pour-compte du miracle

Mais dans une nation à 92 % catholique, on ne galvaude pas comme ça le terme de miracle. « Un succès, c’est vous qui le dites », nuance Izabella. Elle cumule quatre emplois – guide, prof de langue, ménage et baby-sittings, comme de nombreux Polonais, victime de la crise du logement. « Il y a dix ans, avec votre salaire, vous pouviez acheter cinq mètres carrés. Aujourd’hui, vous n’en achetez même pas un », regrette-t-elle. Dans les décennies 2000, pour faciliter l’achat de logements en plein boom immobilier, les banques incitaient fortement les Polonais à emprunter en franc suisse, jugé plus sûr. Mais la monnaie helvète a connu une hausse, et aujourd’hui, les crédits coûtent deux fois plus chers à rembourser qu’à l’époque.

Izabella doit cumuler quatre emplois pour subvenir à ses besoins, et encore...Izabella doit cumuler quatre emplois pour subvenir à ses besoins, et encore… - JLD/20 Minutes

La situation est encore pire pour ses parents, 800 euros de retraite à eux deux – car calculés sur les anciens salaires. Elle essaie de les aider financièrement, mais encore faut-il qu’il lui reste de l’argent en fin de mois.

Les prix de la vie courante, aussi, ont connu une augmentation biblique. Le café qu’elle sirote est à quatre euros, « plus cher qu’à Rome ou Paris ! » Pour rendre l’addition encore plus salée, l’Americano est bu à la hâte, car un train l’attend. Il va l’emmener à 30 kilomètres de la capitale, « consulter un docteur dont les tarifs sont moins élevés qu’à Varsovie ». 98 % des Polonais paient encore la santé au privé. Et la situation des services publics, à la traîne, n’est pas près de s’améliorer. La dette explose, le déficit aussi, et le budget se concentre sur l’armement face à la menace russe.

« La Pologne est une coquille vide »

Dans cette économie à 300 à l’heure, Ava et sa mère se souviennent parfois du temps d’avant, en plein communisme. « Tout était rationné, et après des heures de queue, on n’obtenait que de petites quantités » Lors d’un voyage à l’Ouest, en 1988, âgé de huit ans, Ava découvre des « magasins colorés, je n’ai jamais été aussi émerveillée. Tout était beau, faste, coloré, loin des tickets de ravitaillement et des couleurs fades d’ici… ».

Ava et sa mère se souviennent de l'époque communiste. Tout a tellement changé depuis en PologneAva et sa mère se souviennent de l’époque communiste. Tout a tellement changé depuis en Pologne - JLD/20 Minutes

Aujourd’hui, les magasins colorés sont là, au pays, mais avec des noms qui ne sonnent pas vraiment local. Lidl, Carrefour, Auchan… « Nous sommes une coquille vide », regrette la mère. Pour rattraper le retard accumulé, le « plan Balcerowic », du nom du ministre des finances en 1990, a laissé « les grandes marques tout rafler ici et nous avons perdu notre place », regrette la mère. Ava abonde : « On achète des légumes de Moldavie, pendant que notre production part en Europe. Les produits sains ou bio sont hors de prix et on ne peut pas se payer ce qui est produit sur notre sol. » Incontestablement, la Pologne est devenue un beau et riche pays, « mais est-ce encore le nôtre ? »