Mardi 18 novembre, c’est sous escorte des policiers du Raid et vêtu d’un gilet pare-balles qu’Amine Kessaci, le visage défait, a enterré son petit frère, Mehdi, 20 ans. Inconnu des services de police, le jeune homme, étudiant en BTS, s’apprêtait à repasser le concours de gardien de la paix. Il a été assassiné le 13 novembre de six balles dans le thorax alors qu’il attendait sa mère devant le centre médical du rond-point Claudie d’Arcy (4e) au volant d’une Audi Q3.

Cinq ans plus tôt, leur frère aîné, Brahim, est mort brûlé dans une voiture par des trafiquants de drogue. Depuis ce premier drame, Amine, aidé de Mehdi et de leur mère, consacre une large part de son temps, en sus de ses études, à aider les familles frappées par le narcotrafic au sein de l’association Conscience qu’il a créée. Cet automne, il a publié un livre, Marseille, essuie tes larmes. Vivre et mourir en terre de narcotrafic, où il dénonçait les ravages du trafic. Il était depuis mi-septembre sous protection policière. Ce mercredi 19 novembre, il a accordé un entretien exclusif à La Provence.

Pour la deuxième fois, votre famille est victime de la violence du narcotrafic. Mehdi, pourtant, n’était nullement impliqué dans le trafic. Au contraire, il se battait à vos côtés contre ses ravages. Vous êtes en colère ?

Ce 13 novembre, ma vie a basculé pour la deuxième fois. Mon frère m’a été arraché. Depuis, je ne cesse de me laver les mains, de les frotter : sur mes mains, je vois le sang de mon frère. Hier (mardi), j’ai enterré mon frère. Aujourd’hui, mon seul regret, c’est de ne pas avoir été à sa place dans cette voiture, face à ceux qui me cherchaient.

Et, oui, bien sûr que j’ai de la colère. On vient de tuer un innocent, un jeune qui étudiait, un jeune sans histoire, un jeune qui avait décidé de ne pas combattre le narcotrafic de manière frontale – il me l’avait même reproché -, mais qui disait à quel point il était fier de mon engagement. Aujourd’hui, je demande pardon à mon frère.

Vous dites, dans une tribune au Monde, « Non, je ne me tairai pas »…

Si je prends la parole aujourd’hui, c’est parce que ma mère me l’a demandé. Je veux redonner de la force à ce bout de femme à qui on a arraché un bout de son cœur, cette femme qui était en train de préparer un temps en mémoire de son plus grand (Brahim, tué en décembre 2020 sur fond de trafic de drogue, NDLR) et qui se retrouve à enterrer son plus jeune. Je n’ai pas le droit de me taire, pour mon frère. Mon frère qui est mort pour rien.

L’hypothèse d’un crime d’intimidation est à ce jour privilégiée par les enquêteurs. Est-on à un point de bascule comme le dit Laurent Nuñez, le ministre de l’Intérieur ?

J’entends tout le monde dire : on a franchi un cap. Moi, je ne me lance pas là-dedans. La narcocratie, elle existe depuis des années. On le sait. Ils ont les armes, l’argent, ils arrachent des vies. Aujourd’hui, ils s’en sont pris à mon petit frère. Demain, ce sera des élus, des journalistes, les habitants des quartiers qui sont otages de dealers…

Vous êtes sous protection policière depuis septembre… C’est inédit.

Personne n’ose imaginer ce que je vis… Quand je m’élève contre le narcotrafic, j’attaque un système, un fléau, le manque de perspectives offertes aux jeunes des quartiers, le manque de services publics, etc. Jamais des personnes. Jamais je n’ai cité un seul nom de trafiquants. Jamais je n’ai été appelé à témoigner par des enquêteurs. Des gens qui écrivent des livres sur le narcotrafic, il y en a plein… Je ne comprends pas. Je sais juste que j’ai mis mon frère de 20 ans en terre. Et rien ne pourra me le ramener, atténuer cette douleur.

Emmanuel Macron a demandé, mardi, « d’amplifier » la lutte contre le narcotrafic en adoptant la même approche que pour « le terrorisme ». C’est pour vous un premier pas ?

Je l’espère. J’espère qu’il y a une prise de conscience. Demain (jeudi), deux ministres (de la Justice et l’Intérieur, NDLR) seront à Marseille. On verra. Mais je n’attends plus rien des grands discours. Je suis anéanti. Je veux juste qu’on retrouve les meurtriers de mon frère, et faire mon deuil.

Vous dénonciez déjà dans votre livre, « Marseille essuie tes larmes. Vivre et mourir en terre de narcotrafic », les défaillances de l’État, les services publics qui ferment les uns après les autres, l’école qui peine à remplir son rôle, les dealers qui contrôlent les quartiers…

Cette parole, je l’ai portée. Mais, et je le dis humblement, ça suffit de compter sur un jeune de 22 ans pour dénoncer la narcocratie, pour dénoncer un système qui ce 13 novembre a déclaré la guerre à la France, qui a remis en question l’État de droit, les principes de la République.

Sébastien Lecornu a appelé à l’unité nationale face au narcotrafic. Vous aussi ?

Tous ceux – les politiques, les associatifs, les habitants – qui sont touchés par ce qui est arrivé à mon petit frère, s’ils ne veulent pas que je sois le prochain, car c’est ce qui va arriver, s’ils veulent que je vive, que je survive, ils doivent eux aussi parler. Plus il y aura de voix qui s’élèveront et moins nos vies seront menacées. Samedi, Conscience organise une marche blanche. J’appelle tout le monde à se mobiliser. Ce n’est pas à un jeune de 22 ans de porter seul ce combat.