Moscou frappe presque quotidiennement le réseau énergétique ukrainien. Son but est de provoquer des coupures massives et de démoraliser les Ukrainiens, qui s’apprêtent à passer leur quatrième hiver dans un pays en guerre.

La Russie va-t-elle réussir à saper le moral de la population ukrainienne ? C’est le risque que pose l’intensification des frappes de Moscou sur les infrastructures énergétiques ukrainienne ces dernières semaines, alors que l’hiver et ses températures négatives pointent déjà le bout de leur nez. Les attaques de drones et de missiles sont quasi quotidiennes : lundi 17 novembre, les infrastructures énergétiques de cinq régions ukrainiennes ont été touchées par la Russie, rapporte Ukrainska Pravda, forçant les autorités à prendre de nouvelles mesures de rationnement de l’électricité.

Le phénomène est bien connu des Ukrainiens, alors que la nation entre dans un quatrième hiver de guerre – l’invasion avait débuté en février 2022, en pleine nuit. « Moscou frappe les infrastructures critiques ukrainiennes depuis 2014 [la guerre du Donbass et l’annexion de la péninsule de Crimée], surtout à l’approche de l’hiver », rappelle Mathieu Boulègue, consultant associé pour le programme Russie et Eurasie du centre de réflexion Chatham House. Chaque destruction met tout le secteur ukrainien de l’énergie sous tension – le travail de réparation des ingénieurs ne s’arrêtant jamais. Lors des années précédentes, des millions d’habitants ont été privés d’électricité durant les mois les plus froids.

Mais ces dernières semaines, « les frappes russes se sont diversifiées, massifiées et précisées », observe le chercheur Ulrich Bounat, auteur de La Guerre hybride en Ukraine, quelles perspectives ?. « Moscou est capable de viser plus précisément les sous-stations et les centrales elles-mêmes, en ciblant des matériels sensibles, plus difficiles à remplacer. » Un fait relativement nouveau inquiète les autorités : la Russie frappe désormais largement les infrastructures gazières du pays, « avec une volonté d’assécher les capacités de production » de l’Ukraine, précise le spécialiste.

Moscou avait initialement évité de toucher au réseau de gazoducs ukrainiens, qui était utilisé pour transporter du gaz russe vers le reste de l’Europe. Mais le 1er janvier dernier, le gouvernement de Volodymyr Zelensky a mis fin à un accord qui le liait à la Russie sur ce sujet. La réponse du Kremlin fut quasi immédiate, détruisant « 40% des capacités ukrainiennes de production de gaz » en février et mars dernier, explique ainsi Sergii Koretskyi, le directeur exécutif de Naftogaz, le géant gazier ukrainien, dans The New York Times.

Or le gaz est crucial pour les Ukrainiens, surtout que le thermomètre descend souvent en dessous de zéro en décembre, janvier et février. L’énergie fossile est la source de chauffage de 80% des foyers du pays, précise encore Sergii Koretskyi. « De grandes unités assurent le chauffage et l’achalandage en électricité de bâtiments et de villes entières, le système est extrêmement centralisé et le rend donc particulièrement vulnérable », détaille Ulrich Bounat. Le système, qui date en grande partie de l’époque soviétique, est bien connu de Moscou, ce qui n’aide pas à le rendre moins vulnérable aux attaques.

Les autorités ukrainiennes se préparent donc au pire hiver depuis le début de la guerre. « L’hiver qui approche fait peser de nouveaux risques sur les Ukrainiens alors que l’intensification des attaques contre les réseaux énergétiques compromet les efforts déployés pour maintenir le chauffage dans les foyers, les écoles et les centres de santé », s’alarme le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU dans une note publiée début novembre.

C’est simple, « les Russes veulent que l’Ukraine n’ait plus accès au gaz », s’alarme Volodymyr Omelchenko, expert des questions énergétiques au groupe de réflexion Razumkov, auprès de la Deutsche Welle. « Au vu de l’intensité des attaques de ces deux derniers mois, il est clair que la Russie vise la destruction complète du système énergétique ukrainien », allait même plus loin, Maxim Timchenko, directeur général de DTEK, une entreprise d’énergie privée ukrainienne, auprès de la BBC. « Les frappes russes touchent de plus en plus les sous-stations des centrales nucléaires pour essayer de les déconnecter du réseau, le but est de faire tomber totalement le système », confirme Ulrich Bounat.

La stratégie de la Russie « ne recoupe pas d’objectif militaire », mais « vise uniquement à perturber la saison de chauffage et à empêcher les foyers ukrainiens d’avoir chaud en hiver », analysait Sergii Koretskyi, cette fois auprès de la Deutsche Welle. Moscou tente « de saper le moral des Ukrainiens, essorés par près de quatre ans de guerre, pour obtenir une capitulation, même si ça n’est pas très réaliste », abonde Ulrich Bounat.

Le spécialiste s’inquiète d’un autre objectif, devenu « flagrant » avec l’intensification des frappes ces derniers mois.

« Il y a une volonté d’essayer de chasser la population ukrainienne, et que le pays devienne totalement invivable. »

Ulrich Bounat, auteur de « La Guerre hybride en Ukraine »

à franceinfo

« Cibler le système énergétique, comme les frappes continuelles sur la ligne de front, y compris les petits villages sans intérêt militaire situés à quelques kilomètres de là, servent cet objectif. »

Face aux frappes russes, l’Ukraine tente de résister. Les ingénieurs ukrainiens ont largement gagné en compétence depuis le début du conflit et sont capables de réparer rapidement les installations énergétiques. « Ils font ce qu’il faut pour que le réseau ne tombe pas complètement, cela passe par des coupures importantes, parfois de douze heures. Ils arrivent aussi à réparer, mais sans pour autant compenser l’ensemble des pertes », précise Ulrich Bounat. Les Ukrainiens travaillent aussi à « décentraliser leur système énergétique », ajoute le spécialiste, pour que les bâtiments individuels puissent être indépendants du réseau.

La réparation des installations endommagées demande des efforts, mais aussi des fonds… et des réserves de gaz, l’Ukraine restant très dépendante de l’aide de ses partenaires européens pour restaurer ses capacités. Le gouvernement de Volodymyr Zelensky a signé ces derniers mois plusieurs partenariats avec des pays visant à importer du gaz naturel liquéfié (GNL) pour pallier les manques. Le dernier en date a été signé à Athènes (Grèce), dimanche. Au total, ce sont près de « deux milliards d’euros » qui ont été engagés, selon le président. Début novembre, les stocks de gaz de l’Ukraine s’établissaient à 28% des capacités du pays, « au-dessus des niveaux hebdomadaires de 2024 », explique le think-tank Bruegel.

Outre le gaz, Kiev peut aussi compter sur l’aide des pays de l’Union européenne. En mars 2022, l’Ukraine a ainsi été reliée au reste du réseau européen. « Les alliés de Kiev, dont la France, fournissent également des matériaux essentiels, comme des groupes électrogènes à destination des hôpitaux », rappelle Ulrich Bounat. L’été dernier, l’Ukraine a obtenu un ensemble de prêts de la Banque européenne de reconstruction et de développement, de la Banque européenne d’investissement et de la Norvège de près de 2,8 milliards de dollars à destination de son système énergétique, rapporte Euromaiden Press. De quoi résister à un hiver de plus ? « Le but [de la Russie] est de plonger l’Ukraine dans les ténèbres. Le nôtre est de préserver la lumière », a ainsi lancé la Première ministre Ioulia Svyrydenko sur Telegram fin octobre.