Élaboré dans un chai futuriste, le millésime 2016 des Carmes Haut-Brion rompt avec des habitudes vigneronnes d’alors. Et contribue à la reconnaissance de cette propriété bordelaise.

Le 2016 n’est pas un vieux vin. C’est le millésime de l’an II du nouveau chai dessiné par Philippe Starck, un édifice hors du commun. En le découvrant, certains voient un sous-marin à quai, au milieu de grands platanes et de cyprès chauves, un îlot métallique posé au beau milieu du ruisseau du Peugue. Le chai est planté sur des pieux, telle une demeure vénitienne. Affûté comme une lame de couteau quand on le regarde dans sa largeur, il s’étire en longueur, recouvert d’une carapace de plaques d’aluminium teintées aux couleurs des arbres alentour. C’est le Nautilus de Jules Verne.

Le bâtiment s’est montré à la mesure des attentes de Guillaume Pouthier et de son équipe. À chai hors norme, vin d’exception. Pour ce millésime 2016, l’ingénieur agricole a eu recours à des procédés inhabituels, nouveaux ou oubliés. «Les vignerons sont des professionnels anxieux, ils veulent toujours aller chercher plus de matière, explique-t-il. Mais il faut apprendre à déconstruire l’idée reçue et comprendre qu’en produisant des vins moins structurés, on peut obtenir plus d’aromatique», dit-il. Ce qui est une évidence pour cet homme s’apparente pour d’autres à la quadrature du cercle. Et le jeune quinquagénaire de continuer : «Il faut juste accepter que, sur des millésimes dont les raisins ont été cueillis moins mûrs, les vins soient moins concentrés. Bien qu’aujourd’hui, grâce à des tris plus poussés, avec de la précision, nous sommes en mesure de faire des choses très sérieuses, y compris avec des millésimes qui manquent un peu de maturité.»


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Le parallèle avec le thé

Élu Meilleur vigneron de l’année 2023 par Le Figaro, Guillaume Pouthier est un empêcheur de tourner en rond et de faire du vin comme on l’a toujours fait. «Nous avons été novateurs sur les techniques de l’infusion, de la vinification passive, des mares immersives, détaille-t-il. Avec cette façon de procéder, nous avons extrait ce que la nature voulait bien nous donner. Rien de plus.» Le millésime 2016 qui nous intéresse a été réalisé à 100 % par infusion. «Ce dont beaucoup parlent mais que peu pratiquent vraiment». Pour expliquer le procédé aux béotiens, le vigneron établit un parallèle avec la préparation du thé. «Quand on prépare un thé avec son mug, on prend en compte deux critères : l’eau et la température. Imaginez un sachet de thé plongé dans de l’eau chaude. Vinifier de façon normale, classique, c’est comme gérer le volume de thé contenu dans le sachet en le pressant avec la petite cuillère. Concrètement, dans la cuve, il s’agit de remettre le marc dans le jus plus ou moins régulièrement.» Guillaume Pouthier ne recourt pas à ces manipulations qui visent à optimiser l’extraction des tanins et des polyphénols des peaux de raisin. «Nous, aux Carmes , nous laissons infuser. Et nous remplissons la cuve de vendanges entières, c’est-à-dire avec des baies encore attachées au pédicelle (la partie herbacée qui relie la baie à la rafle, NDLR). La technique était encore iconoclaste il y a une dizaine d’années. Avec la vendange entière, à la dégustation, on gagne en salinité sur la deuxième partie de bouche, car la rafle contient des taux de sel importants. Le sel est un exhausteur de goût.» Il s’agit bien là de l’indispensable touche qui déclenche l’envie de se servir un deuxième verre.

Guillaume Pouthier, Château Les Carmes Haut-Brion, élu meilleur vigneron de France par le Figaro Vin : «Se croire arrivé, c’est le début de la fin»

Le choix de ces techniques renforce à coup sûr la singularité des cuvées du Château Les Carmes Haut-Brion. Et marque la fin d’une mode qui consistait à supprimer la moindre partie végétale verte par peur qu’elle ne déséquilibre le vin, des procédés d’égrappage pratiqués pendant des années qui ont fini par contribuer à l’uniformisation des cuvées. «Le 2016 nous a convaincus que nous avions trouvé la bonne recette. C’est un travail très minutieux, mais qui donne des résultats superbes», reprend-il. Depuis dix ou quinze ans, nombre de vignerons reviennent sur la buvabilité du vin et sur l’enthousiasme qu’il procure dès sa conception. Guillaume Pouthier ne porte pas pour autant au pinacle la technique. «Je pense qu’un grand vin naît grand, il ne le devient pas. En 2020, en 2022, en 2025, le tanin  est bien présent dès le début, il est parfait, au bon endroit», rappelle-t-il. Et le vieillissement ne perd pas sa fonction pour autant. «Le 2016 est bon, mais reste encore un bébé. Il est actuellement dans une phase d’ouverture, il a encore une turgescence de gamin, il se montre fougueux…» En résumé, le 2016 est un grand millésime qui allie trois paramètres clés. L’amateur note d’abord un équilibre naturel entre l’acidité et l’alcool. Plus précisément, c’est un vin sans excès d’alcool qui présente une fraîcheur capable de soutenir et de verticaliser le vin. C’est un millésime très riche avec une grande maturité, avec «des raisins présentant un panel aromatique large, du fruit rouge au fruit noir. C’est encore un vin avec un grain de tanin exceptionnel.»

«Le vigneron n’est pas un magicien»

Question : comment, dans un milieu plutôt conservateur, un vigneron s’affranchit-il des règles dominantes ? La réponse se trouve en partie dans l’itinéraire de Guillaume Pouthier. «Je n’ai aucune origine paysanne, aucun grand-père vigneron, nous confiait-il lors d’un précédent entretien. Mon père était responsable commercial, ma mère assistante de direction. J’ai grandi à Toulouse. Je n’étais pas un excellent élève, mais une professeur de biologie m’a suggéré de postuler à l’École supérieure d’agriculture de Purpan (aujourd’hui École d’ingénieurs de Purpan, NDLR), car elle pensait que je m’y plairais.» Sur place, il rencontre quelques étudiants aujourd’hui à la tête des plus beaux domaines de Bordeaux. En 1994, il part aux États-Unis, en stage de 3e année. Il se retrouve dans la Sonoma Valley californienne, dans le domaine de la famille Hafner. Un autre stage l’emmène au centre œnologique de Grézillac, en Gironde. Sa formation se termine dans la maison Hébrard, au cœur du système de négoce bordelais. Il se fait engager par Jean-Marie Chadronnier comme directeur de Château La Garde, une propriété de Pessac-Léognan.

De 2009 à 2012, notre homme est à Tain-l’Hermitage, aux côtés de Michel Chapoutier. «En 2012, à la veille des vendanges, je rencontre Patrice Pichet qui venait d’acheter le château Les Carmes Haut-Brion. Patrice ne vient pas du secteur du vin, mais s’avère un passionné et un grand collectionneur de bordeaux. Avant d’accepter de travailler pour lui, je lui demande cependant de goûter les vieux vins de la propriété. Car pour moi, le vigneron n’est pas un magicien, c’est quelqu’un qui trouve la signature unique et singulière d’un lieu. Pour cela, il faut que l’endroit soit unique et singulier, la touche qu’apporte le vigneron est à la marge. Pour avoir cette singularité du cabernet franc, j’ai vinifié en vendanges entières. L’ancienne propriétaire, Madame Chantecaille, dite Bijou (disparue en 2020, à 102 ans, NDLR), faisait ainsi. Pour moi, il s’agissait juste de retrouver, année après année, cet esprit du lieu.»

Cet article est issu du F, l’art de vivre du Figaro