C’est une scène qu’on imagine volontiers dans un safari en Afrique mais pas dans la campagne du Sussex, à une heure en voiture au sud de Londres. Stature de troisième ligne de rugby, Charlie Burrell m’entraîne à pas de loup à travers une futaie sur son domaine de Knepp.

«C’est la période de nidification, il ne faut pas les déranger», chuchote-t-il sans dévoiler le mystère. Soudain, à l’autre bout de ce paysage de brousse, une trentaine de cigognes prend son envol. L’espace d’un instant, l’azur se couvre de gracieuses silhouettes blanches et noires.

Le retour des cigognes

Je compte une dizaine de grands nids, dans les vieux chênes qui bordent ce maquis d’aubépines et de ronces asséchées par l’été. Les œufs ont éclos en mars-avril, trois mois plus tôt, et les jeunes sont encore en train d’apprendre à voler. Heureusement, ma présence ne semble pas les avoir trop effarouchés.

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En 2025, le domaine de Charlie Burrell a compté 93 œufs pondus dans 27 nids alors qu’il y a quatre ans il n’ y avait que deux nids. | Heidi.news / Fabrice Delaye

Nous nous éloignons, et Charlie Burrell m’explique qu’il y a encore dix ans, les cigognes avaient pratiquement disparu d’Angleterre – on en observait une vingtaine par an. «Nous savons pourtant que les cigognes étaient nombreuses autrefois dans cette région du Sussex. Un village à proximité s’appelait Estorchestone, littéralement ‘le village des cigognes’.»

En 2016, Charlie Burrell, baronnet et propriétaire du domaine de Knepp dans sa famille depuis 1787, a démarré un programme de réintroduction sur ses terres, en partenariat avec la Roy Dennis Wildlife Foundation, le zoo de Varsovie et le parc de Cotswold. Ce n’est pas une mince affaire, mais leurs efforts finissent par payer. «Cette année (2025, ndlr.), nous avons eu 93 œufs pondus dans 27 nids alors qu’il y a quatre ans, nous avions seulement deux nids. Certains des adultes que vous voyez ont déjà fait le cycle complet, c’est-à-dire qu’ils sont nés ici, ont migré et sont revenus pour se reproduire.»

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A une heure de Big Ben, le domaine agricole de Knepp a été rendu aux animaux sauvages. | Knepp Estate.

Le voyage est dangereux. Certaines des cigognes de Knepp ont déjà volé jusqu’au Maroc et à Bergen en Norvège. «Toutes les cigognes sont baguées à l’âge d’un an et on estime que 90% mourront dans les quatre années qui suivent, à cause des lignes électriques ou des chasseurs», poursuit Charlie Burrell. «Le Sussex pourrait être, un peu comme l’Alsace, une région propice pour leur sédentarisation. Surtout si on restaure les zones marécageuses et les bassins versants des rivières où elles trouvent leur nourriture.»

Il s’y emploie en embarquant d’autres propriétaires terriens dans son projet Weald to Waves («de la forêt à la mer»), un corridor de 150 kilomètres le long du fleuve de l’Adur, qui traverse Knepp et se jette dans les forêts de kelp protégées de la Manche.

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Les vaches longhorns semi-domestiquées jouent le rôle écologique des aurochs dans les prairies de Knepp. | Knepp Estate.

J’ai tôt fait de comprendre que cette ambition n’avait rien d’irréaliste. L’homme de 62 ans est manifestement un leader. Sa crédibilité, que j’avais mesurée la veille de ma visite à l’occasion de son intervention à une conférence autour des solutions fondées sur la nature à l’Université de Lincoln, dépasse les cercles des défenseurs de l’environnement. Il a l’oreille des politiques comme des capitaines d’industrie.

Knepp est en effet devenu un modèle pour un nombre croissant de propriétaires terriens anglais. Le domaine est une inspiration pour la politique agricole du Royaume-Uni post-Brexit et même le berceau d’innovations financières. Parce que Charlie Burrell et son épouse, l’écrivaine Isabella Tree, ont prouvé que le réensauvagement est une alternative crédible à l’agriculture intensive. En dépit des critiques, et au prix d’une prise de risque insensée.

Un paradis retrouvé

A l’orée de la brousse aux cigognes, Charlie Burrell me montre une photo sur son smartphone. «Avant 2000, le maquis que vous venez de voir, c’était ce champ», explique-t-il, en montrant l’endroit labouré jusqu’au raz des chênes séculaires. L’abandon de l’agriculture intensive, pratiquée de mémoire d’homme dans ce domaine, explique pour bonne part le retour des cigognes, et plus généralement la renaissance de la biodiversité à Knepp.

La suite est encore plus explicite. Sur les chemins de Knepp, que je découvre depuis le Land Rover du propriétaire, des daims prennent l’ombre à l’abri de grands chênes, tandis qu’on aperçoit au loin la robe mouchetée de vaches Longhorns, la plus vieille race d’Angleterre. Dans un bois, des poneys Exmoor, génétiquement proches des tarpans qui couraient dans les plaines d’Europe avant la domestication du cheval, cherchent la fraîcheur.

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Les daims étaient déjà chassés sur le domaine par Jean sans Terre au 13e siècle. | Heidi.news / Fabrice Delaye

Près du restaurant ultra-local et ultra-bio que son fils a ouvert récemment et où nous déjeunons des produits du potager bio voisin, un cochon tamworth ébroue ses poils roux dans la boue d’une mare. Cette espèce domestique a remplacé les sangliers sauvages, éteints depuis 300 ans en Angleterre, et s’avère utile à la germination de certaines plantes. Par petites touches, Charlie Burrell dresse le portrait de l’ancienne exploitation agricole que fut Knepp: ici, on faisait pousser du maïs; là, une haie clôturait la prairie où paissaient des vaches laitières.

Mais les fourrés de Knepp n’abritent pas que des espèces réintroduites par l’Homme, loin s’en faut. Bien des cousins plus sauvages sont revenus d’eux-mêmes dans cette oasis de verdure: chauves-souris, rossignols, faucons pèlerins et hobereaux sillonnent le domaine, les mares se couvrent de violettes d’eau et les arbres de champignons polypores… A voir le ballet des papillons Grand Mars, des libellules et d’autres insectes, on n’imaginerait pas un seul instant qu’on est à proximité d’une métropole de 15 millions d’habitants.

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Les retour de la tourterelle des bois est une des grandes fiertés de Charlie Burrell. | Knepp Estate.

Dans une futaie, Charlie Burrell tente de me montrer une timide tourterelle des bois. On compte à Knepp plus d’une vingtaine de couples de cet oiseau rare, qui migre entre l’Europe et le Sahel, contre seulement trois en 1999. C’est l’une de ses plus grandes fiertés car l’espèce, chassée tout au long de sa traversée du continent européen, avait pratiquement disparu d’Angleterre depuis les années 1960.

Une histoire éco… nomique

Si Knepp est devenu le refuge d’une biodiversité dévastée au Royaume-Uni, c’est donc que depuis 25 ans, ses propriétaires ont accepté de laisser la nature reprendre le contrôle des 1400 hectares du domaine – une surface à peu près équivalente à la ville de Genève. Cela en fait l’un des plus anciens sites de réensauvagement sur un site agricole en Europe.

Mais, à ma grande surprise, son propriétaire ne met pas en avant l’écologie pour justifier son abandon de l’agriculture pour le réensauvagement. Ses raisons sont d’abord économiques.

Nous verrons dans le prochain épisode que le souci écologique peut tout à fait se marier avec les contingences économiques, raison pour laquelle Knepp fait figure de modèle.