Alimentation, logement, énergie, insertion… Retour sur les grands thèmes abordés lors du Forum mondial de l’ESS qui s’est tenu fin octobre à Bordeaux.
Sarah (1) avait deux rêves : travailler dans un institut d’esthétique réputé dans le Sud-Ouest et devenir maquilleuse. Son CAP en poche, elle se jette avec enthousiasme sur le marché du travail. Mais la réalité la freine rapidement. Sa bipolarité, sa motricité parfois défaillante et des troubles de la concentration compliquent sérieusement sa recherche d’emploi. Autant de difficultés qu’elle n’avait pas mesurées, faute d’un accompagnement adapté à son handicap. Peu à peu, ce diplôme censé servir de tremplin se révèle inutile et le découragement gagne du terrain. Dans ce parcours cabossé, une découverte finit pourtant par tout changer : l’Autre institut by Princ’ess – «ess» pour économie sociale et solidaire –, un salon esthétique bordelais conseillé par une amie du quartier. Sa rencontre avec l’équipe va marquer un tournant dans sa vie.
C’était il y a deux ans et demi. Déterminée, la jeune femme dans la vingtaine se présente spontanément à la porte de l’institut, installé dans le quartier du Grand-Parc, dans le nord de Bordeaux. Le décor est épuré mais chaleureux. Sur le comptoir, un dépliant détaille les prestations : soins du visage, du corps, hammam, maquillage, épilations… A première vue, rien ne distingue l’établissement d’un salon classique. Pourtant, derrière la vitre de son bureau, Sophie Bonnet, la directrice, travaille autrement, «plus humainement», résume-t-elle.
L’entreprise d’insertion, conventionnée par l’Etat – unique en France sur le créneau de l’esthétique solidaire –, offre un accompagnement socioprofessionnel à des femmes éloignées de l’emploi : chômage longue durée, RSA, jeunes sans qualification, situation de handicap… Quand ces profils ne viennent pas d’eux-mêmes frapper à la porte, l’Autre institut les repère principalement via France Travail. «On recrute des femmes qui ne rentrent pas dans la case de la salariée parfaite, analyse Sophie Bonnet, qui dirige l’Autre institut depuis 2021. Or, le métier demande de la polyvalence, une bonne maîtrise du français, une précision des gestes.»
A cela s’ajoutent les discriminations habituelles : l’âge, les enfants en bas âge dans un secteur où l’on travaille beaucoup le mercredi et le week-end. Globalement, l’esthétique fait peu de place au social. «La priorité, c’est la rentabilité. Une personne qui cumule les contraintes devient inembauchable : elle demande du temps, et le temps, c’est de l’argent», conclut Sophie Bonnet.
Le projet est né il y a quelques années. Il germe en 2017 dans l’esprit d’Annabelle Tallet, fondatrice de l’association girondine Princ’ess, un collectif de neuf femmes engagées dans l’innovation sociale, la lutte contre l’exclusion et la transition écologique. «Annabelle est partie d’un constat simple : l’insertion manque de diversité, propose souvent les mêmes métiers, ménage ou espaces verts. Miser sur l’esthétique, c’était ouvrir une porte différente, plus attractive, plus valorisante», retrace Sophie Bonnet.
Au moment de l’embauche, l’Autre institut commence par passer au crible tout ce qui freine l’accès à l’emploi. «Princ’ess propose un programme d’accompagnement ultra-personnalisé. On hiérarchise les priorités et dans la majorité des cas, la première étape, c’est de reconstruire la confiance en soi. Certaines femmes ont été tenues à l’écart du monde du travail pendant des années. Alors on repart de la base : des tâches simples, beaucoup d’observation, un cadre sécurisant pour remettre le pied à l’étrier», explique la directrice. L’Autre institut a d’ailleurs été distingué en octobre par un prix du management bienveillant, décerné par le salon Préventica de Bordeaux, dédié à l’innovation en santé, sécurité et qualité de vie au travail.
Yaroslava fait partie des sept femmes qui ont bénéficié – comme Sarah – de l’expertise de Princ’ess. Arrivée d’Ukraine en 2022 avec son conjoint et leurs deux filles pour fuir la guerre, la jeune esthéticienne s’est heurtée à un nouvel obstacle : la non reconnaissance de son diplôme en France. «Sans l’institut, je n’aurais jamais trouvé de travail ici», assure-t-elle avec du recul. Elle rêve d’ouvrir un jour son propre salon, même si elle sait que sa maîtrise encore fragile du français constitue un frein. «Ici, les clientes sont prévenues et se montrent conciliantes. Ailleurs, les gens seraient peut-être moins indulgents», dit-elle en anglais. En attendant de se mettre à son compte, elle a signé un contrat d’insertion en janvier dernier, avec une inscription en CAP à distance qu’elle doit intégrer dans les prochains mois.
«Je ne vais pas vous mentir, il y a des moments où on s’est dit qu’on n’y arriverait pas, reconnaît Sophie Bonnet. Avec l’une des bénéficiaires, il a fallu deux ans et demi de travail pour la faire monter en compétence, soit six mois de plus que la moyenne.» L’équipe l’a aidée, par exemple, à adopter une communication plus professionnelle avec les clientes, elle qui évitait systématiquement le contact visuel. «Mais ça en valait clairement la peine. Aujourd’hui, elle a intégré l’institut de ses rêves et elle va commencer une école de maquillage», sourit la directrice, qui s’efforce au quotidien de tenir l’équilibre entre accompagnement social et exigence professionnelle.
Cette façon de penser le travail, insiste-t-elle, est un véritable choix, malgré les contraintes financières. «Les premiers mois, la personne ne produit rien et demande du temps, de l’énergie. On est loin des logiques de rentabilité. Il faut aussi faire de la pédagogie auprès des clients. Mais de l’autre côté, on aide quelqu’un à se remobiliser. Pour moi, c’est un investissement humain, pas financier.» Soit exactement l’esprit de l’économie sociale et solidaire.