Depuis le début de la saison, le Théâtre national de Strasbourg (TnS) innove pour renforcer son offre autour de l’inclusivité. Le surtitrage de plusieurs pièces est proposé dans 16 langues pour permettre au public allophone d’assister à des représentations dans sa langue maternelle. On a assisté à l’une de ces pièces de théâtre qui est traduite en direct.
En 2024, le monde du spectacle vivant a réuni 65 millions de spectateurs/rices en France selon une étude publiée par le ministère de la Culture en juillet dernier. Un chiffre en hausse sur une année, qui confirme une bonne dynamique pour le monde du spectacle.
Parmi ses sous-catégories, le théâtre et ses arts associés ont attiré le quart de ces spectateurs/rices. Pour autant, selon une étude de l’ASTP, son public reste stéréotypé et concentre principalement des profils CSP+ (catégories socioprofessionnelles), avec un âge moyen de 45 ans.
1. © Anthony Jilli / Pokaa ; 2. © Léa Daucourt / Pokaa
Pour ouvrir les portes du sixième art au plus grand nombre, les salles de spectacle multiplient les initiatives pour encourager tous les publics à se rendre au théâtre et contourner les obstacles qui existent encore dans l’accès à cette culture.
L’une de ces initiatives, « les spectacles dans ta langue », a été lancée par le TnS cette saison. La démarche est simple : briser la barrière de la langue, en proposant des représentations surtitrées dans 16 langues différentes !
Des traductions dans les 16 langues les plus parlées à Strasbourg
« L’idée c’est de rendre 100% accessible plusieurs spectacles de cette saison, à des personnes et des communautés allophones qui vivent à Strasbourg. C’est une invitation pour des gens qui, à priori, ne viendraient pas ou peu au théâtre, parce qu’ils ne parlent pas ou peu le français. On a vraiment une mission profonde d’être le plus accessible possible », explique Flora Nestour, chargée des relations avec les publics au TnS.
© Silina Syan / Documents remis
Au total, sept spectacles sont traduits dans 16 langues cette saison : roumain, anglais, ukrainien, arabe, géorgien, dari, pachto, grec, turc, hébreu, farsi, russe, arménien, yiddish, albanais et alsacien. Une sélection qui ne doit rien au hasard.
Après le français, « ces langues sont les plus parlées à Strasbourg et sur le territoire », confirme Flora Nestour. Ce travail de sélection a notamment été possible grâce à des collaborations avec deux organismes : Migration Santé Alsace et l’Université des langues à l’Unistra.
Rendre les œuvres accessibles
« Migration Santé Alsace est une association strasbourgeoise pour les personnes allophones. Ils interviennent dans les hôpitaux ou dans les écoles et ont une représentation assez réelle des besoins dans différentes langues à Strasbourg. C’est grâce à eux qu’on a pu se rendre compte qu’il y avait beaucoup de demandes en géorgien, en dari, en pachto, etc. Il y a aussi des langues qu’on a décidé de choisir symboliquement. Par exemple l’alsacien ou le yiddish. »
Au micro : Caroline Guiela Nguyen en février 2024. © Jean-Louis Fernandez / Document remis
Cette idée de traduction en direct a germé après l’écriture d’une pièce, mise en scène par la directrice du TnS, Caroline Guiela Nguyen. « La création de son dernier spectacle, ‘Valentina’, est le point de départ de tout ce projet. Le sujet principal de cette pièce est l’interprétariat médical, soit la question de l’accès aux soins pour les personnes allophones », explique Flora Nestour.
« Caroline s’est dit : ‘Dans l’institution que je dirige, qu’est-ce que je fais pour rendre les œuvres accessibles ?’ C’est là que cette idée lui est venue. » Une fois le projet validé, sa mise en place a nécessité de nombreuses heures de travail. « Il y a eu une première étape de traduction du spectacle. Ensuite, il y a eu tout un travail de découpage et c’est ce texte segmenté qui a été remis à des interprètes », détaille la chargée des relations avec les publics.
En régie, Jean-Christophe Bardot assure le suivi des répliques
« Une fois traduit, il y a un travail de calage avec Jean-Christophe Bardot qui est notre coordinateur technique, pour l’intégration des surtitrages. Il est aussi présent chaque soir pour caler les répliques en direct. La feuille de salle est également traduite à l’identique, dans chaque langue, pour que ce ne soit pas une version réduite, et qu’on y retrouve la même qualité. »
Chaque représentation concernée par le dispositif propose à chaque fois deux langues différentes. Lors de ce reportage, la pièce Prendre soin était traduite en anglais et en géorgien. À quelques minutes du début du spectacle, nous retrouvons Jean-Christophe Bardot, régisseur des titres, qui s’active en régie et revisionne des extraits de la dernière représentation.
© Jean-Louis Fernandez / Documents remis
« Je voulais revoir certains passages, pour voir s’il y avait eu des changements, si le rythme des répliques colle bien avec le texte. Normalement, ça ne devrait plus trop bouger », glisse-t-il avec un sourire. Car comme son nom l’indique, dans le spectacle vivant, rien n’est figé.
Selon le régisseur, « on ne peut pas avoir des timecodes, comme on le ferait avec les sous-titres au cinéma. On ne peut rien programmer à l’avance. Donc il faut quelqu’un derrière la machine pour envoyer les répliques, une par une, en fonction du jeu des acteurs et actrices, pour pallier aussi les éventuels oublis ou sauts de réplique ».
Que le spectacle commence
Après d’ultimes répétitions et les derniers tests de l’écran, la machine est bien huilée et tout le monde est prêt à accueillir le public pour lancer les festivités. La salle se remplit, les interprètes ayant rédigé les traductions proposent un mot de bienvenue, les acteurs/rices se pressent en coulisse, la lumière s’éteint et le spectacle commence.
© Jules Scheuer / Pokaa
« Ce projet était évidemment pensé en priorité pour les personnes allophones, qui ne parlent pas ou peu le français. Mais on s’est rendu compte que c’est aussi une invitation pour les personnes qui parlent très bien français, mais dont la langue d’origine peut être l’arabe, le géorgien ou même l’alsacien. En fait, c’est un moment de vie collective, de mélange, de croisement et ça c’est chouette », résume Flora Nestour.
À la sortie de la représentation, Ekatariné, Géorgienne vivant à Strasbourg, se dit conquise par le dispositif. C’est la troisième fois qu’elle assiste à une pièce de théâtre au TnS, la première fois surtitrée. « C’était bien plus facile pour moi de suivre l’histoire. Quand j’assiste à des pièces françaises, je rate des éléments, je n’arrive pas à tout comprendre », se réjouit-elle.
© Jules Scheuer / Pokaa
Une soirée qui a aussi ravivé une émotion particulière en elle, membre d’une communauté souvent sous-représentée dans la région. « Quand je dis que je suis Géorgienne, souvent, les gens ne savent pas où se situe mon pays. C’est pour cela que j’ai été très surprise en apprenant l’existence de ces traductions », explique la spectatrice.
Avant de reprendre : « Cela permet aussi de mettre en avant la culture et la langue géorgienne au théâtre. C’est impressionnant de voir cet alphabet sur un écran. Je suis loin de ma culture, de mon pays, mais cette soirée ravive quelques souvenirs. Je me suis sentie comme au théâtre géorgien et je suis reconnaissante pour cela. »
Ekatariné et Kethevan Khosruashvili, interprète au TnS. © Jules Scheuer / Pokaa
« Que ce théâtre-là appartienne aussi à d’autres gens »
Dès décembre, de nouvelles langues et cultures seront mises à l’honneur, dans une adaptation d’Andromaque de Racine : le dari, le pachto et le grec. À l’heure de tirer les premiers bilans de ce dispositif, Flora Nestour espère qu’il permettra de renouveler le public du théâtre dans les prochaines années.
« C’est un peu une forme de rêve, mais j’imagine un public complètement renouvelé, que ce théâtre-là appartienne aussi à d’autres gens qui n’y viennent pas habituellement pour de nombreuses autres raisons. »
Pour découvrir la liste des spectacles concernés par le dispositif, vous pouvez cliquer ici !