Imaginez une société où chaque individu naît avec une profession déjà tracée, où certains passeront leur vie à nettoyer les latrines collectives tandis que d’autres transporteront inlassablement les déchets. Cette dystopie existe bel et bien, mais pas là où vous le pensez : elle se joue sous nos pieds, dans les galeries souterraines d’Afrique de l’Est, orchestrée par l’un des mammifères les plus étranges de la planète.
Une hiérarchie digne d’une ruche d’abeilles
Le rat-taupe nu ne gagnera jamais de concours de beauté. Presque totalement glabre, doté d’incisives proéminentes et d’une peau ridée, cet animal de quelques centimètres suscite plus la curiosité que l’attendrissement. Pourtant, derrière cette apparence peu engageante se cache une merveille d’organisation sociale qui fascine les biologistes depuis des décennies.
Ces rongeurs souterrains font partie d’un club extrêmement fermé : celui des mammifères eusociaux. Seules deux espèces au monde possèdent ce statut, qui implique une structure sociale comparable à celle des insectes comme les abeilles ou les fourmis. Dans leurs colonies pouvant compter jusqu’à plusieurs centaines d’individus, une reine règne et assure la reproduction, tandis que la majorité des membres demeurent stériles et consacrent leur existence au service de la communauté.
Jusqu’à présent, les scientifiques distinguaient grossièrement les travailleurs selon quelques catégories : soldats, creuseurs, cueilleurs et gardiens. Mais une étude récente publiée dans la revue Science Advances vient bouleverser cette vision simplifiée.
Des caméras de surveillance pour espionner une société secrète
Teruhiro Okuyama et son équipe de l’Université de Tokyo ont fait preuve d’ingéniosité pour percer les mystères de ces créatures. Leur approche ? Recréer un habitat artificiel composé de neuf chambres interconnectées par des tunnels, puis implanter des micropuces sous la peau de chaque animal. Pendant trente jours consécutifs, des détecteurs ont enregistré chaque déplacement, chaque interaction, chaque moment passé dans telle ou telle zone du terrier.
Les rats-taupes ont rapidement aménagé leur espace selon leurs besoins : une chambre transformée en nid douillet, une autre dédiée aux toilettes communes, une zone pour entreposer les déchets, et plusieurs pièces sans affectation particulière. C’est en analysant méticuleusement les données collectées que les chercheurs ont fait une découverte surprenante.
Crédit : Tennessee Witney.istock
Six professions pour une colonie qui ne dort jamais
Loin de l’idée d’ouvriers interchangeables accomplissant toutes les tâches selon les besoins du moment, les observations révèlent une spécialisation poussée. Les animaux reproducteurs – la reine et quelques mâles privilégiés – restent constamment ensemble, se suivant comme leur ombre dans leurs déplacements.
Mais ce sont les travailleurs stériles qui réservent les plus grandes surprises. L’analyse de leurs mouvements permet de les catégoriser en six groupes distincts. Certains individus passent l’essentiel de leur temps dans la salle dédiée aux déchets, effectuant d’incessants allers-retours : les transporteurs spécialisés. D’autres occupent principalement les toilettes collectives, suggérant un rôle de nettoyeurs attitrés.
Un troisième groupe, moins actif, demeure généralement dans le nid. Il s’agit souvent des plus jeunes membres de la colonie ou, à l’inverse, des plus âgés ayant dépassé leur période la plus productive. Cette observation laisse penser que les métiers évoluent progressivement au fil de l’existence, comme une carrière professionnelle traversant différentes phases.
Entre enthousiasme et prudence scientifique
Cette étude soulève autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. Chris Faulkes, écologiste à l’Université Queen Mary de Londres, salue cette tentative de quantifier scientifiquement ce que l’observation empirique laissait déjà deviner. Néanmoins, d’autres voix se montrent plus réservées.
Markus Zöttl, de l’Université Linnaeus en Suède, rappelle qu’une certaine variabilité comportementale existe chez tous les animaux sociaux. Parle-t-on vraiment de castes distinctes ou simplement de tempéraments différents, certains individus étant naturellement plus actifs que d’autres ?
La question de l’extrapolation à la nature sauvage demeure également épineuse. Dans leur environnement naturel, ces colonies occupent des réseaux de galeries s’étendant sur des surfaces équivalentes à un terrain de football. Les longs tunnels, la nécessité de creuser constamment pour trouver des racines nutritives, les interactions sociales complexes lors des déplacements : autant de facteurs absents d’un terrier de laboratoire.
Reste que cette recherche publiée dans Science Advances ouvre une fenêtre fascinante sur un monde souterrain dont nous ne soupçonnions pas toute la sophistication. Sous la terre d’Afrique, loin des regards, se jouent des drames sociaux et des vies entièrement consacrées à des tâches précises – un microcosme qui, finalement, n’est peut-être pas si éloigné de nos propres sociétés humaines.