
J’étais ce samedi après-midi à Marseille, pour la « marche » blanche en hommage à Mehdi Kessaci.
Un moment digne, de recueillement.
Les mots de la mère.
Ceux du frère.
Les mains en l’air, levées vers le ciel.
Le silence, la souffrance.
Et maintenant ?
Cet assassinat est, à coup sûr, sinon un « point de bascule », du moins un franchissement de seuil quant à la violence des narcotrafiquants. Mais est-ce que ce sera un point de bascule quant à la réaction de l’Etat ?
Je ne le crois pas.
Et en vérité, les citoyens présents samedi, autour de moi, eux non plus n’y croient pas, même s’ils l’espèrent.
Au contraire, il me semble : se dessine un recul de plus, la mafia impose son omerta.
Et avec cette crainte : que, dans ce combat, l’Etat fasse encore semblant.
Plusieurs alertes.
Samedi, la « marche » était en fait statique, un rassemblement. Pourquoi ? « C’est un choix de la Préfecture », nous ont dit des organisateurs. « Pour des raisons de sécurité. » C’est-à-dire que les policiers n’étaient pas en mesure d’assurer la sûreté d’un événement exceptionnel, dans les rues de Marseille, et malgré la présence de personnalités, des membres du gouvernement annoncés. Comment les forces de l’ordre pourraient-elles, alors, protéger les Marseillaises, les Marseillais, qui décideraient de parler ?
A la sortie de la manifestation, un membre de Conscience – l’association d’Amine Kessaci – me disait que la Préfecture leur avait conseillé, durant un temps, de mettre leurs activités en veilleuse. J’ignore si c’est vrai. En revanche, on pouvait lire ça dans le Canard enchaîné de cette semaine : « Plus de son, plus d’image… Les auteurs de ‘Cartel nord. Plongée dans la nouvelle ère du narcotrafic marseillais’, de Eric Miguet et Jean-Guillaume Bayart, ont décidé de stopper net la promotion de leur ouvrage. Les éditions du Cherche Midi leur avaient pourtant concocté un imposant plan média. Les deux journalistes de La Provence devaient ainsi participer à Quotidien, l’influent talk-show de TMC. Mais les narcotrafiquants n’ont pas apprécié que les deux confrères fourrent leur nez dans leurs affaires. Et ils ont menacé de leur trouer la peau ! Mis au parfum, les flics et le proc’ de Marseille ont recommandé une diète médiatique totale et immédiate… »
L’Etat a donc recommandé aux auteurs de se taire, l’Etat s’est fait le relais de l’omerta. Non par volonté, j’entends bien, mais par impuissance à protéger des lanceurs d’alerte.
Enfin, et surtout : bien sûr, les ministres de la Justice et de la police sont descendus sur place. Mais y a-t-il un sursaut, un électrochoc, une stratégie nouvelle ?
Depuis des années, les morts s’empilent, pas seulement à Marseille, partout, chez moi à Amiens, trois en un an, à Grenoble, à Rennes, ailleurs : vengeances entre clans, innocents qui prennent des balles perdues… Mais au-delà, c’est la peur qui règne dans les quartiers, la peur pour les parents, et même la double peur : que leurs enfants soient victimes, mais aussi, qu’ils soient eux-mêmes, surtout les garçons, à l’adolescence, rattrapés par la rue, la délinquance, le trafic, qu’ils tombent dedans.
Les crimes se suivent. La drogue s’installe.
Et pourquoi le gouvernement, le président ne réagissent pas plus que ça ?
Parce que ce ne sont pas leurs fils, leurs filles, qui sont touchés, tout simplement. Ni les fils et les filles de leurs amis, de leur milieu. Ce ne sont pas les leurs, pas les miens, qui sont frappés, ce ne sont pas les miens. Eux, elles, sont protégés (et tant mieux). Voilà pourquoi c’est accepté, pourquoi ils ne mettent pas le paquet.
Que réclamons-nous (pour rappel) ?
- La répression, bien sûr, des sanctions. Pas par des opérations « Place Nette » ou XXL, qui relèvent de la com’ plus que de la sécurité, des images pour la télé. Par des enquêteurs, une police judiciaire, des douaniers, des inspecteurs du fisc, une équipe anti-stup, avec du temps et de l’argent, avec pour principe : « Follow the money ! » Pour taper les gros bonnets au porte-monnaie, pour les traquer jusque Dubaï.
- La prévention. La guerre contre la drogue ne se gagnera pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Avec les parents, les assos, les centres sociaux, pour alliés. Avec, pour la jeunesse, un autre horizon que la mort ou la prison. Mais dans les quartiers, depuis des années, l’Etat ne se renforce pas, il choisit de s’affaiblir : le plan Borloo tombé à l’eau, le budget politique de la Ville chaque année rétréci, cinq mille contrats adultes relais supprimés…
- Contrôler les marchandises. Comment prétendre lutter contre la drogue quand, les yeux fermés, on laisse tout rentrer ? Le libre-échange, c’est l’absence de contrôles aux frontières, c’est dans le port du Havre un container sur cinq mille qui est ouvert !
Ce message, dans le deuil et le consensus ambiants, n’a rien d’agréable. Mais si aujourd’hui, des vérités ne sont pas dites, si le débat n’est pas ouvert, ce sera jamais. Si le sursaut n’a pas lieu maintenant, il n’y aura plus de changements.
Malgré toutes nos inquiétudes, nous sommes encore tenus par l’espoir. Il le faut, pas seulement à Marseille pour Mehdi et la famille de Sokhaïna, mais pour Sofiane, collégien d’Amiens, qui aimait le ping-pong et le foot, riant et souriant, qui n’avait rien à voir avec le trafic. Trois hommes cagoulés, déguisés en policiers, sont entrés dans sa maison au petit matin. Ils cherchaient son grand frère. Ne le trouvant pas, ils ont tué Sofiane, encore au lit, et blessé à vie, grièvement, son jumeau Rayan. Il le faut pour Samira et les animateurs du quartier Valdegour de Nîmes. Héros du quotidien lorsque des fusillades éclatent, accourant auprès des blessés avec compresses et désinfectant dans le sac à dos. La peur au ventre, pour eux, bien sûr, et pour les gamins du coin, encore plus : « Ils sont obligés de faire des détours entre l’école et chez eux, pour éviter les endroits qui craignent. » Il le faut pour Elyane, habitante des quartiers nord d’Amiens, qui n’en peut plus de vivre enfermée, apeurée, stressée : « A partir d’une certaine heure, le quartier se transforme. Devant ma fenêtre, tous les soirs, une bande qui se retrouve, qui fume, qui boit, qui met de la musique, et qui deale. Pour rentrer chez moi, dans le hall, il faut que je demande l’autorisation. » Il le faut pour Jean, à Montmagny. « Mes quatre enfants, je les ai tous élevés pareil : ‘Tu rentres de l’école, tu prends ton goûter, ta douche, tu fais tes devoirs.’ Jamais ils ne sont sortis, jamais.
-A cause de la drogue ?
-Bien sûr.
-La réussite scolaire, elle se fait au prix d’une surveillance ?
-24 heures sur 24. »
Il le faut pour Khadija et ses bénévoles à Villeurbanne. Elles font du fitness dans la rue, pour garder la forme, oui, mais aussi pour reconquérir l’espace public, pour ne pas le laisser aux trafiquants. Il le faut pour Madame X, que nous avions invitée à un colloque sur le narcotrafic à l’Assemblée nationale. Sa chaise était restée vide. Au dernier moment, cette mère de famille s’est décommandée. Par peur, par crainte des représailles.