« J’ai toujours pensé que la justice pouvait apporter une réparation aux victimes, plus maintenant », regrette Charlotte (1). Dans la soirée du 17 mars 2024 à Marseille (13), la festivalière de 27 ans quitte le carnaval de la Plaine, dispersé par les CRS sous un nuage de gaz lacrymogène, lorsqu’elle reçoit une grenade policière entre les jambes. La déflagration la brûle et lui ouvre le bas de la jambe droite, nichant dans la plaie des éclats métalliques. Les vidéos et témoignages mettent en cause une grenade GM2L tirée par un CRS. Mais un an et demi après les faits, l’enquête semble gelée. Le dossier dormirait depuis six mois sur le bureau de la procureure qui doit décider des suites à donner. Sollicités par StreetPress, ni le parquet de Marseille ni le service communication de la police nationale n’ont répondu à nos questions. (2)
Évoquer les événements lui est encore douloureux. La voix nouée, au téléphone, Charlotte raconte le carnaval de la Plaine. Ce « moment festif, de partage et de convivialité » autogéré, lancé dans les années 2000, auquel elle participait pour la première fois, s’est mué en une « ambiance de guerre » lors de l’intervention des forces de l’ordre. Interdit en 2023 par arrêté préfectoral, le carnaval est cette fois toléré jusqu’à 18 h 30.
À 22 h 11 sur la place Jean-Jaurès, les premières sommations des CRS enjoignent les participants « à quitter les lieux en direction de la rue Saint-Savournin », au nord de la place, observent les membres de l’Observatoire marseillais des pratiques policières (OMPP) — cofondé par la Ligue des droits de l’homme et le syndicat des avocats de France — dont le rapport retrace minute après minute les manœuvres des forces de l’ordre. Dans la foulée, les CRS aidés d’un canon à eau balayent la place de part en part et, en réponse à « des jets d’objets et tirs d’artifice [qui] sont observés de la part d’une minorité de personnes », selon les associatifs, la recouvrent en quelques minutes d’un épais brouillard de gaz lacrymogène.
Une opération de greffe de la peau
C’est alors que, dans la foule dense évacuée sur la rue Saint-Savournin — soit en dehors du périmètre de la place —, Charlotte aurait aperçu un projectile lumineux tomber sur elle et exploser entre ses pieds :
« Je me vois être éjectée. J’ai des acouphènes, la tête qui tourne et une forte douleur à la cheville. »
Elle perd connaissance dans les secondes qui suivent. Deux de ses amis, à côté d’elle, sont également blessés par la détonation. Dans leurs cinq attestations de témoins transmises à la justice, que StreetPress a pu consulter, le petit groupe explique avoir dû la transporter inconsciente sur une centaine de mètres pour fuir les CRS, avant de se réfugier dans un appartement où ils alertent les secours.
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Charlotte est prise en charge le soir-même à l’hôpital de la Timone pour deux larges plaies à la jambe, dont la seconde est aggravée par une brûlure au second degré. Le lendemain, elle demande une radio qui révèle, dans la première plaie jusqu’à 2,5 centimètres de profondeur, des « éclats métalliques millimétriques d’aspect compatible à la grenade lacrymogène », indique son certificat médical. D’abord évalué à 21 jours d’incapacité totale de travail, l’état de ses blessures ne s’améliore pas et nécessite, après trois semaines de soins douloureux, une opération de greffe de la peau.

Sur sa jambe, deux larges plaies. Dans l’une, une brûlure au second degré ; dans l’autre, des « éclats métalliques millimétriques d’aspect compatible à la grenade lacrymogène » — une grenade GM2L à priori. /
Crédits : DR
L’impact est aussi psychologique. Dès fin mars 2024, elle est adressée à un psychologue pour « anxiété généralisée, troubles anxieux, insomnie, inappétence, tremblements [et] attaque de panique », qui lui est toujours nécessaire. Encore aujourd’hui, « une fête la nuit, une manifestation, un gyrophare » ou parfois « un simple bruit de poubelle » la « remettent dedans ». La voix toujours tremblante, elle ressasse :
« Il y avait des familles à côté de moi. Les conséquences auraient pu être encore plus dramatiques. Ça peut arriver à tout le monde et à n’importe quel moment. »
Une grenade GM2L mise en cause
Une semaine après les faits, Charlotte porte plainte pour « violences en réunion avec armes par personnes dépositaires de l’autorité publique ». Les images de vidéosurveillance de la ville, qu’elle a pu visionner lors de son audition par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), montreraient une explosion qui a « toutes les caractéristiques d’une G2ML » — un modèle à double effet lacrymogène et assourdissant —, juge son avocat Nicolas Chambardon, par ailleurs membre de l’OMPP.

La grenade G2ML — coques photographiées le 17 mars 2024 — est classée parmi les armes de guerre. /
Crédits : DR
Au milieu de la place, entre 22 h 34 et 22 h 35, les observateurs de l’OMPP filment le tir au lanceur Cougar d’un CRS en direction du nord. Quelques secondes plus tard, au loin, le projectile « produit un grand flash lumineux rue Saint-Savournin, ainsi qu’une puissante détonation », là aussi « caractéristique » de la grenade, note le rapport associatif. Après les événements, l’observatrice indépendante, membre de l’Observatoire parisien des libertés publiques, Mathilde Nilsson, publie les photos de coques de GM2L collectées sur place. L’une est retrouvée dans la rue Saint-Savournin à une quinzaine de mètres du lieu supposé de l’explosion, d’après ses indications à StreetPress.
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Présentée comme moins dangereuse que la GLI-F4 — qu’elle a remplacée — et censée ne pas générer d’éclats lors de son explosion, la GM2L est cependant toujours classée parmi les armes de guerre. En 2021, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, interdit son lancer à la main, jugé trop dangereux pour les forces de l’ordre. Deux ans plus tard, lors de la manifestation du 25 mars 2023 contre la mégabassine de Sainte-Soline, une grenade GM2L tirée au lanceur provoque un grave traumatisme crânien à Serge D., qui plonge le manifestant dans le coma pendant un mois. La base de données ViolencesPolicieres.fr, plateforme tenue par l’auteur de ce papier, recense au moins quatre autres cas de mutilations et blessures graves attribuées à cette grenade.
L’enquête à l’arrêt depuis six mois ?
Mais depuis six mois, l’enquête confiée à l’IGPN de Marseille ne montre « plus aucun signe de vie », dénonce Maître Nicolas Chambardon, malgré sa dizaine de relances et de rendez-vous avec le parquet de Marseille et l’IGPN. Le dossier serait suspendu depuis tout ce temps à la décision du parquet, qui doit choisir entre l’engagement de poursuites devant le tribunal, un classement sans suite ou la réalisation d’actes supplémentaires. Au téléphone juste à côté du bureau de la vice-procureure chargée de l’affaire, qu’il attend de rencontrer pour un autre dossier souffrant de la même latence, l’avocat partage son désarroi :
« Elle me dit : “Je sais, je vais m’en occuper.” Mais ça n’avance pas. »
Comme son avocat, Charlotte craint un classement sans suite. Depuis son audition par l’IGPN en mai 2024, elle n’a eu aucune nouvelle. Aucun des cinq témoins n’aurait été contacté par les enquêteurs. Elle ne sait pas si les éclats extraits de sa jambe ont été analysés ou si le CRS auteur du tir a été identifié, malgré l’obligation pour les fonctionnaires de rendre compte de chaque emploi des armes (3). Une incertitude qui l’empêche pour l’instant de demander un dédommagement auprès de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions. Les autres procédures, telles qu’une plainte avec constitution de partie civile permettant de confier l’affaire à un juge d’instruction, n’offrent aucune garantie d’être plus rapides. Malgré son master de droit à la Sorbonne, elle se sent « impuissante » face à la lenteur et au secret de la procédure :
« Je viens d’un certain milieu, j’ai fait du droit… Je n’imagine pas la difficulté pour des gens qui ne savent pas comment ça fonctionne. »
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Sollicités le 10 novembre et relancés le 19 novembre, le secrétariat du procureur de Marseille et le service d’information et communication de la police nationale ont bien accusé réception de nos questions mais n’y ont pas répondu à l’heure de la publication de cet article.
(3) La doctrine prévoit que tout emploi d’une grenade GM2L et d’un lanceur de grenade « devront systématiquement faire l’objet d’un compte-rendu précis » (instruction du ministère de l’Intérieur en 2017 relative à l’usage et l’emploi des armes de force intermédiaire dans les services de la police nationale et les unités de la gendarmerie nationale).
Illustration de Une par Mila Siroit.