Publié le
23 nov. 2025 à 12h41
Sous les bâches colorées du marché de Saint-Céré, entre les senteurs de grillades et les éclats de voix, un petit stand attire les regards autour de Gabriel Delfau.
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Là, parmi paniers, brouettes et jouets d’antan, le temps semble suspendu. Derrière ce décor de bois patiné se tient Gabriel Delfau, 98 ans, artisan du souvenir et sculpteur de mémoire, il transforme la nostalgie en objets intemporels. Ses mains, qui ont bâti tant de murs, façonnent aujourd’hui des rêves d’enfant, entre tradition et tendresse. Claude Daval, nous conte Gabriel Delfau.
Un marché haut en couleu et en rencontres
Chaque dimanche matin, au marché de Saint-Céré viennent se superposer les couleurs des bâches, les discordances bigarrées des étals, les senteurs plurielles, les odeurs de grillades… Et par-dessus, la gouaille des forains entremêlée aux nombreux conciliabules de groupes, en discussions dispersées.
On vient au marché pour acheter ; on y vient aussi pour se retrouver et l’on se plaît à déambuler dans cet enchevêtrement d’étalages où se rencontrent surprises et visages connus. Salutations, poignées de main, bises, c’est selon. S’il y a pluie, on s’avance sous la bâche, s’il y a soleil, lunettes et casquette. Ici pain, pâtisseries ; là fruits et légumes répartis sur l’espace. On a ses fournisseurs, ses préférés qui passent avant l’avis de l’autre. On a son expérience avec des connaissances avisées et ça, c’est personnel !
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Les matins de soleil remplissent les terrasses. Il faut mériter sa chaise après le temps d’attente ou, au mieux, saisir l’invitation amie. Un rayon facétieux se joue du parasol, vient caresser ce moment enthousiaste et c’est un beau matin de marché retrouvé.

Quelques-unes des œuvres magnifiques de Gabriel Delfau. ©Claude Daval
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Le stand de bois : un voyage dans le temps qui séduit !
Sur un bout de placette, entre légumes et senteurs de poulets grillés, se cache un petit stand aux reflets de bois, comme une enclave temporelle dans ce camaïeu contemporain. Sur des planches à tréteaux et sur le sol s’aligne, au garde à vous, toute une collection de petits objets en bois, comme ressuscités de foires des années soixante : paniers, brouettes, tabourets, nichoirs… jusqu’à cet attelage jouet, bœufs et charrette proche d’un râteau grandeur nature, roi des fenaisons d’antan. D’aucuns le qualifieraient de stand « vintage » ! Moi, il m’interpelle. J’appartiens à cette tranche d’âge des septuagénaires bien avancés ayant grandi dans le Ségala du nord du Lot où chacun de ces objets aurait fasciné mes rêves d’enfant. Et je me vois si bien dans mes « culottes courtes » de huit ans invectivant les bœufs de la charrette chargée ou de paille ou de foin, accroupi dans le talus de terre devant la porte de l’étable… Ce n’est pas un stand, c’est un tremplin de nostalgie pour retraités de nos villages. Et ici, ils sont nombreux.
Devant, sur le côté, le réalisateur, artisan et artiste, Gabriel Delfau, un jeune homme de 98 ans ! Je l’ai rencontré à plusieurs reprises. Nous nous sommes apprivoisés et lui, certainement touché par mon admiration pour ses créations, m’a invité à le rencontrer dans son atelier à Saint-Vincent du Pendit. Dernièrement, il m’a ouvert la porte. Un local fantastique qui fleure bon la sciure fraîche. Des familles de planches s’appuient contre les murs. Dans l’espace organisé : scie circulaire, scie à chantourner, scie à ruban, machine à bois… Des réalisations en cours ou terminées sur des étagères. Là, Gabriel Delfau est dans son repaire, son lieu de vie autant que de création. Il s’est assis tranquille sur un bout de chaise et me confie quelques images de son histoire comme autant de bulles remontant d’un fond lointain envasé et venant éclater à la surface actuelle.
D’enfant de ferme à artisan du bois
Né en 1927, il est le 3e enfant d’une fratrie de cinq. 1934 ; débuts de sa scolarité. La ferme familiale des Ressègues est à quelques 4,4 km de l’école, au bourg de Bannes. Novembre de cette année-là. : Ce matin, comme tous les jours de classe, il doit se rendre à l’école de Bannes. Il a donc 7 ans. Toute la nuit, Une pluie glacée a fouetté la campagne. La pendule de la maison sonne les coups de huit heures. Chaussé de galoches et protégé d’un vilain blouson (héritage de ses aînés) il s’élance sur le chemin, ses poches gonflées de quelques châtaignes froides rescapées de la veille. Son frère aîné est parti devant. Le sentier est boueux, glissant. Il se hâte. À plusieurs reprises il chute. Les fougères fauves des talus détrempent ses mollets et ses pantalons courts. Il perd du temps. Arrivé à l’école à 9 h et quart, il sait ce qui l’attend ; punition habituelle pour les retardataires : 1 demi-heure debout dans le couloir froid de l’école pour apprendre à arriver à l’heure. C’est ainsi, il n’y a rien à dire ! Il n’y a jamais rien à dire, comme cette autre fois où il avait été oublié, puni par le maître, derrière un tableau de la classe, à l’heure de la sortie du soir. 1 heure, 1 heure et demie peut-être, seul désespéré dans la pénombre froide de fin d’après midi, sans bouger. Il a finalement osé appeler, crier. L’instituteur est quand même venu, et l’a confié alors au boulanger du village qui faisait, avec son fourgon, la tournée du soir dans les hameaux…
Il connaît très tôt, comme tous les autres les obligations liées à sa condition d’enfant de la campagne. Ne pas perdre son temps en lectures inutiles mais participer autant qu’il le peut aux travaux de la ferme : garder les vaches, aider à la fenaison, nourrir les lapins, la volaille… Les années passent et occupent son enfance entre chemin d’écolier et participation active à la vie familiale. Adolescent, loué l’été dans de plus grosses fermes, nourri, logé ; une charge en moins pour ses parents, un plus pour forger son éducation au travail. Comme la plupart, il quitte l’école à 13 ans et c’est bien vite le saut dans la vie active. À 15 ans il est apprenti maçon, sur les traces de son frère, de six ans son aîné. Très vite le jeune homme se forge une âme aussi calleuse que ses mains d’artisan. Ses compétences reconnues accompagnent sa réputation, de plus en plus solide. La petite entreprise des deux frères prospère… jusqu’au décès précipité de son aîné. Gabriel est installé et poursuit seul. Il sait qu’il peut.
Alors s’étire une longue ligne droite trempée dans les mortiers ; murs linteaux, encadrements… Il fonde une famille, restaure la maison qu’il habite. Bien sûr de la maçonnerie succède à la maçonnerie ; coffrages, hourdis, crépis… Une vie de labeur dans des hivers trop froids, des étés accablants, le raclement des pelles, les pétarades du manège obsessionnel de la bétonnière. Il traverse ainsi toute l’histoire de sa profession jusqu’à ses 62 ans qui lui offrent la retraite.
La passion intacte d’un créateur de 98 ans
Commencent alors des années de réconciliation avec la vie paisible. À lui les longues parties de chasse, les jeux de cartes assidus à la table du bistrot, ponctués d’exclamations en patois où le « miladiou » a le droit de parole. C’est alors que lui reviennent des souvenirs de son enfance à la ferme des Ressègues. En particulier les moments passés à la « fourniol » avec son père qui, là, pétrissait et cuisait le pain de la famille. Lui, petit garçon l’observait, les matins de vacances, fasciné par les gestes, les odeurs, la chaleur du four, toutes ces étapes magiques qui, du mélange eau farine arrivaient à ces grosses tourtes rustiques, tellement odorantes et qui sonnaient bon sous le toc toc des gros doigts. Mais le pain n’était pas la seule activité dans la fourniol. Aux lendemains de fournées, surtout en hiver, la pièce était encore tiède. Dans la journée, tant que la lumière du jour s’engouffrait par les deux « fenestrons », le père venait à son établi, contre le mur et avec les branches de châtaignier et les planches abritées sous l’appentis, il fabriquait les râteaux en bois aux dents nombreuses, des manches d’outils, des planches à laver… jusqu’à cette petite brouette pour le Noël des dix ans du petit Gabriel. Le bonheur !
C’est certainement dans les premiers mois de sa retraite que Gabriel s’est rappelé les gestes paternels. Ceux qui créaient des objets de vie devant les yeux conquis de son enfance. Il s’est essayé, d’abord timidement, puis rapidement gagné par le plaisir du travail et la satisfaction du résultat, il s’est passionné pour cette activité. Loin la rugosité du ciment et de son environnement qui laissent la place à la caresse lisse du bois raboté. Bientôt d’autres outils viennent s’ajouter aux premiers, puis des machines, de l’espace, du temps passé. Pas de menuiserie de bâtiment ; non, simplement la réalisation de quelques objets nés de son inspiration, de ses fantasmes d’enfance inaboutis. Comme ses réalisations plaisent, on lui souffle de les proposer à la vente. C’est ce qu’il fait, prenant place sur 2 ou 3 marchés locaux.
À 98 ans aujourd’hui Gabriel Delfau est un homme comblé. Deux à trois fois par semaine, il embarque dans sa fourgonnette son enthousiasme intact, avec la collection d’objets en bois, qu’il expose aux marchés. Il existe encore nombre de grands-parents ravis d’offrir leurs rêves d’enfant à leur progéniture et des enfants d’aujourd’hui ravis de jouer avec ces rêves en bois…
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